26 août 2008

Our mutual friend

L’ami commun



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D’après le roman de Charles Dickens

Minisérie en 7 épisodes réalisée par la BBC en 1976 avec Jane Seymour (Bella Wilfer), John McEnery (John Rokesmith), Lesley Dunlop (Lizzie Hexam), Nicholas Jones (Eugene Wrayburn), Warren Clarke (Mr Headstone), Leo McKern (Mr Boffin).

Résumé

John Harmond est retrouvé mort, noyé dans la tamise. On accuse le père de Lizzie Hexam du meurtre, suite à une fausse déclaration. Celle-ci, de condition quasi misérable, se retrouve sous la protection d’Eugene Wrayburn, un homme de loi mêlé à l’affaire qui impliquât son père. Les intentions d’Eugene demeurent assez vagues, et Lizzie s’évertue à ce que la situation reste sans équivoque, malgré qu‘elle éprouve une grande tendresse pour lui. Lizzie inspire cependant une vive affection à Mr Headstone, un professeur et ami de son frère qui lui propose de l’épouser. Mais Mr Headstone s’avère être un homme particulièrement violent quand Lizzie lui fait connaître son refus. Elle décide donc de s’enfuir de Londres et de rejoindre la campagne, s’éloignant ainsi de Mr Wrayburn, directement menacé par le maître d’école devenu dangereusement jaloux.

La fiancée de John Harmond, Bella Wilfer, est quant à elle de condition modeste, et est prise sous la protection de Mr et Mrs Boffin, deux honorables vieillards, qui avaient élevé John Harmond enfant. Mr Boffin engage comme secrétaire l’étrange Mr Rokesmith. Mais celui-ci est-il vraiment celui qu’il prétend être ?

Mon avis

L’ami commun est particulièrement difficile à résumer notamment en raison des liens unissant chaque personnage qui sont assez compliqués à résumer en quelques lignes... L’ami commun retrace tantôt l’histoire de gens misérables, tantôt celle de parvenus, comme seul Dickens peut en inventer. D’une scène à l’autre, on passe de la misère noire des bas-fonds londoniens, aux salons aux ambiances feutrés de la bourgeoisie. C’est là tout le paradoxe de Dickens, mais aussi toute sa richesse. L’accent est mis sur le perpétuel contraste entre les classes sociales mais aussi sur leur continuel besoin d’interactions.


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Lizzie (Lesley Dunlop) et Eugene (Nicholas Jones)

Quelques personnages se dégagent principalement de cette trame. Lizzie Hexam, notamment, dont le destin est sans doute le plus touchant, car le plus désespéré. Lizzie est dotée d’un grand cœur et d’une grande clairvoyance. J’ai été très émue par son parcours, de la misère d’où elle vient, et de laquelle elle veut se sortir mais pas à n’importe quel prix. Les avances d’Eugene Wrayburn passent pour de l’insolence, voire de l’insouciance quasiment juvénile. Les intentions d’Eugene ne sont pas forcément honorables au départ. C’est un personnage pour lequel j’ai conçu une certaine réticence, surtout en raison de cette désinvolture parfaitement déplacée et par la manière dont il traite Mr Headstone (excellente Warren Clarke) lors de leur recontre. Wrayburn s’amuse, se gausse, considère les inférieurs avec une hauteur détestable. Headstone n’était pas un mauvais homme, du moins à ce qu’il en ressort dans cette série ; sa jalousie l’a rendu terrible, et l’insolence de Wrayburn a achevé de le rendre complètement fou.


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Mr Headstone (Warren Clarke)

La plupart des personnages noirs de ce récit ont tous un destin tragique et Wrayburn y échappe de justesse. Son sort est un peu comparable à celui du Rochester de Jane Eyre dans le symbolisme de sa déchéance physique. Ce n’est qu’une fois désespéré que ses intentions se clarifient et deviennent parfaitement honnêtes. Il s’agit donc d’un personnage en demi-teinte, parfaitement interprété par Nicholas Jones.

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Bella (Jane Seymour) et John (John McEnery)

D’autre part, nous avons l’autre couple de l’histoire formé par Jane Seymour et John McEnery (tous deux parfaits dans leur rôle respectif), interprétant Bella et John. Le personnage de Bella est également peu appréciable au début. La façon dont elle s’amende par la suite m’a semblée assez choquante. La transformation de son personnage avait parfaitement opéré, mais le jeu qui est joué à ses dépends m’a paru presque déplacé. Elle épouse un homme qui n’est pas celui qu’elle croit, et elle est sensée accepter les mensonges qui ont été bâtis autour de l’identité de son mari sans broncher ? C’est un peu fort, me semble-t-il. Quant à John Rokesmith qui apparaît comme un homme honnête et incorruptible, on accepte mal de le voir se prêter à ses manigances. John McEnery interprète cela à la perfection, mais pour ce personnage aussi, j’en ressors avec un sentiment doux-amer. (Ceux qui ont vu Jamaica Inn, également avec Jane Seymour, le découvriront dans un autre registre, ce qui est assez plaisant)

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Nicholas Jones

Je ne connaissais pas le roman avant de voir ce téléfilm et je suis donc mauvais juge pour parler du respect de l’intrigue originale. Mais il faut reconnaître qu’une fois de plus, la BBC a réalisé ici une minisérie superbe et inoubliable.

01 août 2008

Pygmalion (1938)

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1938

Un film d’Anthony Asquith et Leslie Howard

D’après la pièce de George Bernard Shaw.

Avec Leslie Howard (Henry Higgins), Wendy Hiller (Eliza Doolittle), Wilfrid Lawson (Alfred Doolittle), Mary Lohr (Mrs Higgins), Scott Sunderland (Colonel Pickering), David Tree (Freddy Eynsfor-Hill)

Mon avis

Voilà une petite merveille… Un film à la mise en scène peut-être un tantinet vieillotte mais qui a gardé tout l’esprit de Shaw, cet humour qui reste indémodable, piquant, sublime.
Là où My Fair Lady sombrait quelque peu dans des intermèdes d’une longueur sirupeuse (malgré que j’adore ce film pour la magnifique Audrey Hepburn), cette adaptation de Pygmalion est tour à tour drôle et émouvante tout en conservant un esprit sobre et tellement so british.

Wendy Hiller est tantôt touchante, tantôt sublimement peste. On la sent beaucoup plus vulnérable cependant que l’Eliza d’Audrey Hepburn. Son interprétation est plus retenue, plus mesurée. Cependant le tandem formé avec Leslie Howard fonctionne d’une façon splendide. On peut reprocher à l’acteur d’avoir de temps à autre une interprétation empruntée (on est en 1938 tout de même, remettons nous dans le contexte…), mais il s’impose très vite à l’esprit comme le véritable professeur Higgins, dépassant de loin la prestation de Rex Harrison dans la comédie musicale. C’est d’ailleurs à peine si l’on peut les comparer. Higgins est bien entendu le personnage froid, cynique et anti-conventionnel que l’on connaît, mais on le trouve bien plus autoritaire, avec un ascendant bien plus prononcé sur son élève. Evidemment, les scènes qui découlent de ces situations sont absolument sublimes, notamment celle qui se tient chez Mrs Higgins, où Eliza tente une première sortie – hilarante – dans le monde.
Le Higgins de Rex Harrison restait globalement très froid, très distant, évitant soigneusement les explications violentes et très vaudevilesques, Leslie Howard joue la carte de la théâtralité, de l’affrontement, et on se régale vraiment en assistant à ses dialogues enlevés, nerveux, rapides, voire passionnés avec Eliza. On assite là à de très joyeuses scènes de ménage avec ses claquements de porte, ses cris et ses larmes. Tout comme Wendy Hiller, Higgins paraît ici bien plus vulnérable également. Malgré ses propos blessants, on le devine profondément touché, malgré qu’il refuse obstinément de se l’avouer.
La fin du film est vraiment très réussie, même si elle est assez éloignée du texte original, où l’on n’entretient guère d’espoir sur l’avenir potentiel du Pygmalion et de la Galathée de cette fable moderne… Henry Higgins est un personnage obstiné et incorrigible, et il le reste jusqu’à la fin de la pièce. Ici, ses aspects les plus désobligeants sont quelque peu atténués, je dis bien « quelque peu », car il est indéniable qu’il reste remarquablement détestable jusqu’à son dernier mot.

A noter que le film a été remasterisé pour sa réédition en dvd (zone 1).


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Je ne résiste pas à recopier ici un extrait du dernier acte de la pièce et de la dernière scène où Higgins recherche Eliza jusque chez sa mère :


Higgins : Just the other way about. She threw my slippers in my face. She behaved in the most outrageous way. I never gave her the slightest provocation. The slippers came bang into my face the moment I entered the room—before I had uttered a word. And used perfectly awful language.

Mrs Higgins : She worked very hard for you, Henry! I don't think you quite realize what anything in the nature of brain work means to a girl like that. Well, it seems that when the great day of trial came, and she did this wonderful thing for you without making a single mistake, you two sat there and never said a word to her, but talked together of how glad you were that it was all over and how you had been bored with the whole thing. And then you were surprised because she threw your slippers at you! I should have thrown the fire-irons at you.


Edit du 07/08 : Encore quelques mots sur Pygmalion. Simplement pour revenir sur la fin probable de l'histoire. Evidemment, on ne donne pas cher de la relation entre Higgins et Eliza, mais avez-vous lu l'épilogue que Shaw avait imaginé ? En voici un passage que j'aime beaucoup et qui explique en dit long :

"She [Eliza] is immensely interested in him. She has even secret mischievous moments in which she wishes she could get him [Higgins] alone, on a desert island, away from all ties and with nobody else in the world to consider, and just drag him off his pedestal and see him making love like any common man. We all have private imaginations of that sort. But when it comes to business, to the life that she really leads as distinguished from the life of dreams and fancies, she likes Freddy and she likes the Colonel; and she does not like Higgins and Mr. Doolittle. Galatea never does quite like Pygmalion: his relation to her is too godlike to be altogether agreeable."

Je vais simplement traduire la dernière phrase qui touche au sublime : Galathée ne peut pas aimer Pygmalion : le lien qui les unit est trop divin pour qu'il puisse être agréable.

Encore un autre passage, très drôle, de ce même épilogue :
"This being the state of human affairs, what is Eliza fairly sure to do when she is placed between Freddy and Higgins? Will she look forward to a lifetime of fetching Higgins's slippers or to a lifetime of Freddy fetching hers? There can be no doubt about the answer."

Que l'on peut traduire très sommairement par :

[...]Que fera Eliza quand elle aura à choisir entre Higgins et Freddy ? Passera-t-elle toute sa vie à ramasser les pantoufles d'Higgins, ou toute sa vie à regarder Freddy ramasser les siennes ? Il n'y a aucun doute sur la réponse."

Il est bien souligné dans cet extrait le caractère fort des personnages, qui ont tous deux tendance à écraser leur entourage, à l'étouffer, à ne lui laisser finalement aucune place. Deux personnes de cette nature peuvent-elles cohabiter longtemps, s'aimer, se supporter ? Assurément pas. Eliza aime Higgins dans une certaine forme qui tient plus de l'admiration, cela ne fait aucun doute. Lui aussi, à sa manière. De là à leur envisager un avenir commun, c'est une grande utopie. Cependant, il leur sera impossible, on l'imagine bien, surtout en raison de cet épilogue, qu'ils ne pourront pas envisager une vie sans l'autre, ce qui est très paradoxal. Eliza a besoin d'Higgins, comme lui d'elle. Galathée et Pygmalion sont en quelque sorte la même personne, l'un répondant aux idéaux de l'autre, l'un étant l'autre.

Extraits et citations

Comme vous l'aurez remarqué, le site comporte également une section supplémentaire "Extraits et citations". Chaque mois, je proposerai un passage d'une oeuvre qui m'a marquée, qu'il s'agisse d'un roman, d'une pièce, d'un poème.

La citation choisie apparaîtra en permanence , comme actuellement, dans le menu de gauche. Au fil des mois, la citation sera changée et les archives des précédentes seront placées sur cet article qui sera réédité automatiquement.

J'espère que les extraits et citations vous plairont !

***

JUILLET 2008

"Pauvre malheureux Erik ? Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu'à être quelqu'un, comme tout le monde ! Mais il était trop laid ! Et il dut cacher son génie [...], quand avec un visage ordinaire, il eût été l'un des plus nobles de la race humaine ! Il avait un coeur à contenir l'empire du monde et il dut finalement se contenter d'une cave. Décidemment, il faut plaindre le fantôme de l'opéra !"

Le Fantôme de l'Opéra - Epilogue, Gaston Leroux

***

AOUT 2008

"Alors, Mouret acheva de perdre toute tranquillité. Il n'eut plus le courage de revenir sur cette conversation, il vécut dans la continuelle attente d'une catastrophe, où son coeur resterait broyé. Et son tourment le rendit terrible, la maison entière trembla. Il dédaignait de se cacher derrière Bourdoncle, il faisait lui-même les exécutions, dans un besoin nerveux de rancune, se soulageant à abuser de sa puissance, de cette puissance qui ne pouvait rien pour le contentement de son désir unique.Chacune de ses inspections devenait un massacre, on ne le voyait plus paraître, sans qu'un frisson de panique soufflât de comptoir en comptoir. Justement, on entrait dans la morte-saison d'hiver, et il balaya les rayons, il entassa les victimes, poussant tout à la rue. Sa première idée était de chasser Hutin et Deloche ; puis, il avait réfléchi que, s'il ne les gardait pas, il ne saurait jamais rien ; et les autres payaient pour eux, le personnel entier craquait. Le soir, quand il se retrouvait seul, des larmes lui gonflaient les paupières."

Chapitre XII - Au Bonheur des Dames, Emile Zola

SEPTEMBRE 2008



Oh ! dit le prêtre, jeune fille, aie pitié de moi ! Tu te crois malheureuse, hélas ! hélas ! tu ne sais pas ce que c'est que le malheur. Oh ! aimer une femme ! être prêtre ! être haï ! l'aimer de toutes les fureurs de son âme, sentir qu'on donnerait pour le moindre de ses sourires son sang, ses entrailles, sa renommée, son salut, l'immortalité et l'éternité, cette vie et l'autre ; regretter de ne pas être roi, génie, empereur, archange, dieu, pour lui mettre un plus grand esclave sous les pieds ; l'étreindre nuit et jour de ses rêves et de ses pensées ; et la voir amoureuse d'une livrée de soldat ! et n'avoir à lui offrir qu'une sale soutane de prêtre dont elle aura peur et dégoût ! Être présent, avec sa jalousie et sa rage, tandis qu'elle prodigue à un misérable fanfaron imbécile des trésors d'amour et de beauté ! Voir ce corps dont la forme vous brûle, ce sein qui a tant de douceur, cette chair palpiter et rougir sous les baisers d'un autre ! Ô ciel ! aimer son pied, son bras, son épaule, songer à ses veines bleues, à sa peau brune, jusqu'à s'en tordre des nuits entières sur le pavé de sa cellule, et voir toutes les caresses qu'on a rêvées pour elle aboutir à la torture ! N'avoir réussi qu'à la coucher sur le lit de cuir ! Oh ! ce sont là les véritables tenailles rougies au feu de l'enfer ! Oh ! bienheureux celui qu'on scie entre deux planches, et qu'on écartèle à quatre chevaux ! - Sais-tu ce que c'est que ce supplice que vous font subir, durant les longues nuits, vos artères qui bouillonnent, votre coeur qui crève, votre tête qui rompt, vos dents qui mordent vos mains ; tourmenteurs acharnés qui vous retournent sans relâche, comme sur un gril ardent, sur une pensée d'amour, de jalousie et de désespoir ! Jeune fille, grâce ! trêve un moment ! un peu de cendre sur cette braise ! Essuie, je t'en conjure, la sueur qui ruisselle à grosses gouttes de mon front ! Enfant ! torture-moi d'une main, mais caresse-moi de l'autre ! Aie pitié, jeune fille ! aie pitié de moi !

Notre-Dame de Paris, Livre VIII - chapitre IV "Lasciate ogni speranza", Victor Hugo

OCTOBRE 2008

Now is the winter of our discontent
Made glorious summer by this sun of York;
And all the clouds that lour'd upon our house
In the deep bosom of the ocean buried.
Now are our brows bound with victorious wreaths;
Our bruised arms hung up for monuments;
Our stern alarums chang'd to merry meetings,
Our dreadful marches to delightful measures.
Grim-visag'd war hath smooth'd his wrinkled front;
And now, instead of mounting barbed steeds
To fright the souls of fearful adversaries,
He capers nimbly in a lady's chamber
To the lascivious pleasing of a lute.
But I,—that am not shap'd for sportive tricks,
Nor made to court an amorous looking-glass;
I, that am rudely stamp'd, and want love's majesty
To strut before a wanton ambling nymph;
I, that am curtail'd of this fair proportion,
Cheated of feature by dissembling nature,
Deform'd, unfinish'd, sent before my time
Into this breathing world scarce half made up,
And that so lamely and unfashionable
That dogs bark at me as I halt by them;—
Why, I, in this weak piping time of peace,
Have no delight to pass away the time,
Unless to spy my shadow in the sun,
And descant on mine own deformity:
And therefore,—since I cannot prove a lover,
To entertain these fair well-spoken days,
I am determined to prove a villain,
And hate the idle pleasures of these days.
Plots have I laid, inductions dangerous,
By drunken prophecies, libels, and dreams,
To set my brother Clarence and the king
In deadly hate: the one against the other.
And if King Edward be as true and just
As I am subtle, false, and treacherous,
This day should Clarence closely be mew'd up,
About a prophecy which says that "G"
Of Edward's heirs the murderer shall be.

Richard III, Acte I, scène I, William Shakespeare.

NOVEMBRE 2008

’May she wake in torment!’ he cried, with frightful vehemence, stamping his foot, and groaning in a sudden paroxysm of ungovernable passion.’Why, she’s a liar to the end! Where is she? Not there --not inheaven--not perished--where? Oh! you said you cared nothing for my sufferings! And I pray one prayer--I repeat it till my tongue stiffens--Catherine Earnshaw, may you not rest as long as I am living; you said I killed you--haunt me, then! The murdered do haunt their murderers, I believe. I know that ghosts have wandered on earth. Be with me always--take any form--drive me mad! only do not leave me in this abyss, where I cannot find you! Oh, God! it is unutterable! I cannot live without my life! I cannot live without my soul!’

Wuthering Heights, Chapter XV - Emily Brontë

DECEMBRE 2008

L’abbé de la Croix-Jugan resta ce qu’on l’avait toujours connu, et ni plus ni moins. Cloîtré dans sa maison de granit bleuâtre, où il ne recevait personne, il n’en sortait que pour aller à Montsurvent, dont les tourelles, disaient les Bleus du pays, renfermaient encore plus d’un nid de chouettes royalistes ; mais jamais il n’y passait de semaine entière, car une des prescriptions de la pénitence qui lui avait été infligée était d’assister à tous les offices du dimanche dans l’église paroissiale de Blanchelande et non ailleurs. Que de fois, quand on le croyait retenu à Montsurvent par une de ces circonstances inconnues qu’on prenait toujours pour des complots, on le vit apparaître au choeur, sa place ordinaire, enveloppé dans son fier capuce : et les éperons qui relevaient les bords de son aube et de son manteau disaient assez qu’il venait de quitter la selle. Les paysans se montraient les uns aux autres ces éperons si peu faits pour chausser les talons d’un prêtre, et que celui-ci faisait vibrer d’un pas si hardi et si ferme ! Hors ces absences de quelques jours, l’abbé Jéhoël, ce sombre oisif auquel l’imagination du peuple ne comprenait rien, tuait le temps de ses jours vides à se promener, des heures durant, les bras croisés et la tête basse, d’un bout de la salle à l’autre bout. On l’y apercevait à travers les vitres de ses fenêtres ; et il lassa plus d’une fois la patience de ceux qui, de loin, regardaient cet éternel et noir promeneur.
Souvent aussi il montait à cheval, au déclin du jour, et il s’enfonçait intrépidement dans cette lande de Lessay, qui faisait tout trembler à dix lieues alentour. Comme on procédait par étonnement et par questions à propos d’un pareil homme, on se demandait ce qu’il allait chercher, dans ce désert, à des heures si tardives, et d’où il ne revenait que dans la nuit avancée, et si avancée qu’on ne l’en voyait pas revenir. Seulement on se disait dans le bourg, d’une porte à l’autre, le matin : « Avez-vous entendu c’te nuit la pouliche de l’abbé de la Croix-Jugan ? » Les bonnes têtes du pays, qui croyaient que jamais l’ancien moine de Blanchelande ne parviendrait à se dépouiller de sa vieille peau de partisan, avaient plusieurs fois essayé de le suivre et de l’épier de loin dans ses promenades vespérales et nocturnes, afin de s’assurer si, dans ce steppe immense et désert, il ne se tenait pas, comme autrefois il s’en était tenu, des conseils de guerre au clair de lune ou dans les ombres. Mais la pouliche noire de l’abbé de la Croix-Jugan allait comme si elle eût eu la foudre dans les veines et désorientait bientôt le regard, en se perdant dans ces espaces. Et par ce côté, comme par tous les autres, l’ancien moine de Blanchelande restait la formidable énigme dont maître Louis Tainnebouy, bien des années après sa mort, aussi mystérieuse que sa vie, n’avait pas encore trouvé le mot.

L'Ensorcelée, Chapitre XIV, de Jules Barbey d'Aurevilly.


JANVIER 2009

"Watson insists that I am the dramatist in real life," said he. "Some touch of the artist wells up within me, and calls insistently for a well-staged performance. Surely our profession, Mr. Mac, would be a drab and sordid one if we did not sometimes set the scene so as to glorify our results. The blunt accusation, the brutal tap upon the shoulder--what can one make of such a denouement? But the quick inference, the subtle trap, the clever forecast of coming events, the triumphant vindication of bold theories--are these not the pride and the justification of our life's work? At the present moment you thrill with the glamour of the situation and the anticipation of the hunt. Wherewould be that thrill if I had been as definite as a timetable? Io nly ask a little patience, Mr. Mac, and all will be clear to you."

The Valley of Fear, Arthur Conan Doyle

MARS 2009

Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,
Enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,
Sur un pic hérissé de neiges éternelles,
Une nuit, s’arrêta l’antique Foudroyé.

La terre prolongeait en bas, immense et sombre.
Les continents battus par la houle des mers ;
Au-dessus flamboyait le ciel plein d’univers ;
Mais Lui ne regardait que l’abîme de l’ombre.

Il était là, dardant ses yeux ensanglantés
Dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,
Où le fourmillement des hommes et des bêtes
Pullule sous le vol des siècles irrités.[...]

La Tristesse du Diable "Les poèmes barbares" - Charles Leconte de Lisle

***

AVRIL 2009

Grotte des Aigles, 15 août 1795.

Ô Christ, j’ai comme toi sué mon agonie
Dans ces trois doubles nuits d’horreur et d’insomnie!
Oh! pourquoi cette voix dans mon Gethsémani
Ne me dit-elle pas aussi: « Tout est fini! »
Après avoir vécu deux ans du pain de vie,
De l’amour débordant que ton ciel nous envie,
Pourrais-je vivre en bas de ce fiel mêlé d’eau?
Pourrais-je du passé supporter le fardeau;
Suivre jour après jour, sans rêver, sans attendre
Ce que chacun d’eux rêve et nul ne doit me rendre;
Et chaque soir, marchant sans but dans mon chemin,
Me dire: Rien ici, rien là-bas, rien demain?
Ma vie est un sépulcre où Dieu même condamne
Le souvenir: semblable à la lampe profane
Qui ne doit plus brûler dans la paix d’un tombeau,
Coeur mort, il faut encore éteindre ton flambeau;
Il faut que, si ton feu couve ou si ton sang saigne,
Toujours la main de glace ou l’étanche ou l’éteigne!
Oh! vivre ainsi, mon âme, est un trop rude effort:
Pourquoi me réveiller? Mon Dieu, la mort! la mort!

Jocelyn - cinquième époque - Alphonse de Lamartine