17 mars 2012

Claude Frollo : Les identités tragiques d'un personnage méprisé (2/6)

Première partie de l'article


1956 : Alain Cuny  : l'oeuvre au noir


Cette version de Notre-Dame de Paris, réalisée par Jean Delannoy, est la première adaptation cinématographique que j'ai pu voir, après la comédie musicale de Cocciante. Tout d'abord, elle est incontournable, car elle réunit au moins deux des plus grandes stars de l'époque, Gina Lollobrigida (Esmerlada) et Anthony Quinn (Quasimodo). On y trouve également d'éminents acteurs de théâtre, tels l'excellent Jean Danet (Phoebus), l'inénarrable Robert Hisrch (Gringoire), ou encore Philippe Clay (Clopin) , Jacques Dufilho (Guillaume Rousseau) et Roger Blin (Mathias)... et bien entendu celui qui nous intéresse ici, Alain Cuny. Cet acteur incontournable dans le répertoire de la tragédie et du théâtre claudélien, était un personnage singulier (voir la magnifique filmographie réalisée par Lorinda), esthète solitaire, philosophe de l'absolu, naviguant quelque part hors du temps dans une contemplation abstraite de la vie et des choses.

Il est presque utile de préciser ces éléments de sa personnalité pour parfaitement cerner la perception que l'on peut avoir de ce Frollo, qui sans avoir pu atteindre la perfection pour d'évidentes raisons, s'en est tout de même beaucoup approché. La singularité de l'acteur s'est pour ainsi dire transmise au personnage, à moins que ce ne soit l'inverse... Mais revenons-en tout d'abord à l'adaptation en elle-même et au statut de Frollo. Premièrement Jean Delannoy a réalisé là une adaptation très colorée (un peu trop peut-être), très proprette, très comme il faut, comme l'exigeait sans doute l'époque, et comme le voulait aussi probablement l'exportation américaine... Et puis, il y a Prévert au scénario, qui pourrait réellement se plaindre ? Des propos mêmes de Jean Delannoy (extraits de l'interview qui se trouve en bonus du dvd), il était souhaitable et volontaire que le statut de Frollo soit indéfini. On le voit en juge, ou en alchimiste, il semble vivre dans la cathédrale, agit en un homme d'église, et s'habille pratiquement comme tel...  Au départ, le scénario prévoyait qu'il soit prêtre et comme Jean Delannoy le souligne, Alain Cuny était prêt à se faire tonsurer pour la circonstance... Seulement, en raison de la coproduction américaine, il leur a été vivement conseillé d'oublier le sacerdoce, ou du moins ne pas le mentionner. Cela était même tellement recommandé, que certaines scènes du film où apparaissent Frollo ont du être tournées en double : le Frollo de la version américaine n'a pas les mêmes dialogues, ni les mêmes gestes que dans la version française (on peut d'ailleurs voir des extraits de cette fameuse version sur youtube très facilement), et ce, toujours en vue de passer son silence son état ecclésiastique.

Alain Cuny observe Esmeralda


 Certains trouveront l'interprétation d'Alain Cuny très monocorde. Il est vrai qu'il est un monument de froideur, avec son visage que l'on croirait taillé dans la pierre, et ses attitudes pour le moins austères. Mais le Frollo original, n'a-t-il pas lui aussi cette apparence glaciale, et cette même intelligence vibrante dans le regard, qui laisse entrevoir le fond d'une âme bouillonnante et insondable ? Je pense que l'acteur s'est approché autant qu'il est possible de le faire, dans le cadre de ce film, du personnage. Il alterne les instants de mépris distant, avec des accès de jalousie, de fièvre et de folie qui sont sans doute aucun les plus respectueuses de l'esprit original.

"Vivante ! Tu es vivante ! Mais qui t'a apportée ici ? Le diable ou dieu sait qui !"
Ce Frollo, malgré sa complexité, n'en demeure par moins abject, puisqu'il livre pour ainsi dire la cathédrale à l'armée du Roi, et en même temps, Esmeralda au gibet. On ne sait si le personnage est devenu fou, car ici pas de rire dément, ni d'exclamations haineuses. Il garde un silence coupable, et une expression glaciale. Reste sa lâcheté manifeste, puisqu'il incite presque, par son indifférence, à pousser Quasimodo à le tuer, quand lui n'en a pas le courage.

Bien entendu, comme on l'aura compris, il existe des différences certaines entre le personnage du roman et celui campé par Alain Cuny, mais ce film reste sans doute la meilleure adaptation qui puisse être vue, et donnant à voir un Frollo, d'un statut certes indéfini, mais qui s'est approché autant qu'il était possible de la véritable nature de son homologue littéraire.

1976 : Kenneth Haigh : premier retour aux sources


Au même titre que l'adaptation précédemment citée, j'ai une très grande affection pour cette version réalisée par la BBC en 1976. Tout d'abord, il est à noter que celle-ci est pratiquement introuvable, car uniquement éditée en dvd chez Just Entertainment aux Pays-Bas et miraculeusement disponible en Belgique par ce biais... C'est donc avec une certaine curiosité et beaucoup de réserve que j'ai visionné cette adaptation la première fois, dont vous pourrez trouver la critique sur ce blog par ici : NDDP 1976.

Certes, les décors sont en carton-pâte, les éclairages sont chiches... A vrai dire, il s'agirait plutôt d'un théâtre filmé, et non d'une adaptation télévisée. Les acteurs y sont inconnus pour la plupart, mis à part peut-être Warren Clarke (qu'on a pu voir dans Our Mutual friend, dans le rôle de Bradley Headstone, tourné la même année), et David Rintoul (le Mr Darcy de l'adaptation de Pride & Prejudice de 1980).
La chose qui m'a sous doute le plus gênée est effectivement ce manque visible de moyens, et peut-être aussi une Esméralda pas très jolie, et qui danse affreusement mal... ! Mais passons... ^_^

Cette version comporte deux épisodes, et permet donc de s'attarder un peu sur certaines scènes passées à la moulinette dans les adaptations précédentes, si elles n'en sont tout simplement pas absentes. Ce qu'il y a de plus estimable à mes yeux, est qu'elle est réellement la première adaptation à laisser à Frollo son statut de prêtre, à montrer ses tourments intérieurs, sa passion et sa folie sans en avoir modifié la nature. La dichotomie choisie dans les adaptations les plus primitives, a laissé la place, d'une façon franche, à une présentation claire et nette du personnage, tel qu'il avait été imagine par Victor Hugo. Kenneth Haigh m'est apparu étrangement moins rigide que ses prédécesseurs, ou même certains de ses successeurs... Il campe un personnage relativement humanisé, même s'il garde une apparence glaciale, et particulièrement lugubre tout au long de ces 2 épisodes.

Kenneth Haigh (Claude Frollo 1976)
Ce qui est sans doute le plus frappant ici, mais de très cohérent par rapport à l'oeuvre, sont ses sursauts 
de sentimentalité, qui arrivent sans crier gare. On le trouvera donc tour à tour torturé, haineux, abject, puis transis d'amour, prêt à se damner. Dans ces scènes justement, l'acteur parvient à passer avec aisance de son attitude respectable, hautaine, terrifiante, à celle d'un homme au bord du gouffre, déchu, pitoyable.

Viste de Frollo à Esmeralda (Kenneth Haigh et Michelle Newell)


Même si ce Frollo n'est certainement pas parfait lui non plus, puisqu'il me paraît physiquement bien loin de l'image que l'on peut s'en faire durant la lecture, l'interprétation m'a parue la plus convaincante, et assurément la plus riche puisqu'elle a surtout conservé l'essence du personnage, et a donc permis de s'éloigner de l'aspect manichéen dont on avait usé jusqu'ici. Les éléments de sa personnalité se sont rassemblés, fédérés enfin en une seule et même entité : il n'y a plus de dispersions, ni d'incohérence des évènements et de la tragédie même de l'histoire, et il faut y saluer la performance de l'acteur dans ce rôle riche, mais complexe, qui a peut-être initier un probable retour aux sources...


A suivre : Sir Derek Jacobi (1982) et le Juge Frollo de Disney (1996) : Troisième partie

Petit coup de coeur... en musique - Old Souls (Paul Williams)

Une fois n'est pas coutume, un petit coup de coeur musical...
Cette chanson n'est évidemment pas toute neuve, puisqu'elle a été écrite en 1974 par Paul Williams spécialement pour le film de Brian de Palma, The Phantom of the Paradise.

Old Souls, de Paul Williams, interprétée par la magnifique Jessica Harper :



Our love is an old love baby
It's older than all our years
I have seen in strange young eyes
Familiar tears
We're old souls in a new life baby
They gave us a new life to live and learn
Some time to touch old friends
And still return

Our paths have crossed and parted
This love affair was started long long ago
This love survives the ages
In its story lives are pages
Fill them up
May ours turn slow

Our love is a strong love baby
We give it all and still receive
And so with empty arms we must still believe
All souls last forever
So we need never fear goodbye
A kiss when I must go...
No tears...
In time...
We kiss hello

13 mars 2012

Claude Frollo : Les identités tragiques d'un personnage méprisé (1/6)

Voilà plusieurs mois que j'envisage de réaliser un article, aux allures de rétrospective, afin de présenter les différents visages de ce personnage ô combien passionnant, mais terriblement malmené au fil des adaptations (et non forcément des interprétations), qui se sont succédées au cours du XXe siècle.

En quelques mots...

Crée en 1831 par Victor Hugo, personnage "moteur" de l'intrigue de Notre-Dame de Paris, Claude Frollo est présenté comme la figure intellectuelle du roman. Sombre, réfléchi, solitaire, l'archidiacre de Notre-Dame est un personnage estimé, respecté, mais craint. L'alchimie, la science, l'étude sont l'essence même de sa vie. Il a élevé son jeune frère Jehan, a recueilli Quasimodo, enfant abandonné sur le parvis de la cathédrale, a pris Pierre Gringoire sous son aile. Lorsque paraît La Esméralda dans cette existence austère, il a 36 ans. En connaissant l'amour , il entre dans la vie. Le choc est brutal, le réveil tardif. La fatalité est en marche...

Notre-Dame de Paris a été adapté à de nombreuses reprises, comme on pourra le constater par la suite (imdb dénombre une trentaine titres, en incluant les variations sur le thème, mais sans compter les ballets et les opéras). Claude Frollo, cette figure délicieusement complexe, a donc subi autant de transformations qu'il était possible d'en imaginer, mais pas nécessairement dans le meilleur sens du terme. Les raccourcis maladroits se sont succédés aux adaptations politiquement correctes : en lui ôtant l'essence même de ses combats intérieurs, le personnage s'est au fil du temps effiloché, galvaudé, a sombré dans une suite d'incarnations manichéennes dont on verra les tristes dérives.
1923 : Nigel de Brulier et Brandon Hurst : Petit manuel de dichotomie avancée


Il n'aura pas fallu attendre longtemps avant de voir le cinéma malmener le personnage. Ce film muet de Wallace Worsley a fait la part belle à Quasimodo (merveilleux Lon Chaney, à peine reconnaissable sous son maquillage particulièrement hideux, mais qui demeure une très belle, émouvante et dramatique adaptation du personnage). Ce film bénéficiait sans doute d'excellents moyens pour l'époque, les scènes de foules sont très réussies déjà, malgré une pellicule qui passe mal l'épreuve du temps... (comparé en tout cas au fantastique Fantôme de l'Opéra de la même époque, et avec le même maître de la transformation aux commandes, l'incroyable Lon Chaney). Mais concernant Claude Frollo, ma foi, autant le dire immédiatement, celui-ci a subi une transformation toute nette : il s'est tout simplement scindé en deux entités bien distinctes : un prêtre (ou un archevêque même dans ce cas, si j'ai bien saisi) bon, honnête et droit dans ses sandales, j'ai nommé Nigel De Brulier (mélodramatique au possible), et Jehan, prêtre défroqué animé de sentiments fort peu recommandables (Brandon Hurst).


Nigel de Brulier (Claude Frollo)
Brandon Hurst (Jehan), déguisé en prêtre (???), qui s'est introduit dans la cellule d'Esméralda
Le procédé est simple, et a d'ailleurs été repris ensuite : il s'agit de contourner tout simplement l'épineuse question du sacerdoce. Que sont devenus les interrogations du prêtre imaginé par Hugo ? Où se sont envolés ses doutes sur la foi, Dieu, la religion, tandis qu'il les met face à la passion dévorante qui le précipitera dans l'abîme ? Ces interrogations, ces pages de "fièvre", de délire et de folie, n'ont simplement plus lieu d'être, et en perdant cet aspect de sa psychologie, s'envole même toute sa profondeur et toute sa raison d'exister.

A noter que le film peu être vu gratuitement, et en toute légalité sur le site des archives du cinéma muet  : http://www.archive.org/details/The_Hunchback_of_Notre_Dame

NB : Lorinda, je suis toujours en train de m'interroger sur la pertinence de la patate souriante de l'interface française... ^_^ 

1939 : Sir Cedric Hardwicke : comment la loi se substitue au sacerdoce

J'ai découvert ce film il y a longtemps, lors d'une diffusion sur Arte dans sa version colorisée. Et je l'avais à vrai dire peu aimé, malgré un excellent Charles Laughton et la délicate et douce Maureen O'Hara, respectivement dans les rôles de Quasimodo et Esmeralda. Sir Cedric Hardwicke, éminent acteur shakespearien, prête ici ses traits (monolithiques) à un Frollo revu et corrigé une nouvelle fois par des scénaristes décidément très ennuyés par ce fameux sacerdoce... Puisqu'il est impensable de lui faire porter la soutane, on lui fera revêtir une autre robe : celle du juge. Cette idée, toute neuve à l'époque, sera utilisée elle aussi à une autre occasion, mais nous en reparlerons. Un personnage de prêtre est néanmoins conservé dans cette trame, et a priori uniquement pour la forme, puisqu'il n'a guère d'utilité dans l'intrigue. Comme dans le cadre du film précédent, on aura néanmoins laisser une sorte de conscience à Frollo, une espèce d'extériorisation de ses débats intérieurs, par la présence d'un homme de Dieu qui s'évertuera, en vain, à le ramener vers la raison.

Sir Cedric Hardwicke
 La nature de ses rapports à Esmeralda, présentés sous des dehors soit purement pervers, soit  désespérément puérils ("you like animals !!!"), sont à mille lieues de la peur irrépressible, puis de la haine sauvage, qu'elle éprouve à son égard dans le roman. On a peine à y reconnaître véritablement la nature véritable des personnages d'origine...

Maureen O'Hara (Esmeralda) et Cedric Hardwicke (Frollo)
A suivre : Alain Cuny (1956) et Kenneth Haigh (1976) : Deuxième partie