Le Mystère d'Edwin Drood est probablement l'un des romans les plus énigmatiques de la littérature victorienne... La disparition de l'auteur en 1870, laissant l'oeuvre inachevée, n'est évidemment pas étrangère au statut emblématique qu'elle a su conserver au fil des décennies ; statut tout aussi alimenté par les nombreux essais, analyses, romans, sequels, qui constituent la littérature droodienne depuis 150 ans.
"L'industrie de la résolution du mystère" (Paul Schlike) si elle fut prolifique au cours du XIXe et XXe siècles - et l'on notera le fabuleux procès de John Jasper qui s'est tenu à Londres en 1914, qui après un délibéré de près de 5 heures, prononcera finalement le non-lieu ! - ne semble pas prête de s'étioler. Pour preuve, le très récent Drood, de Dan Simmons ou le dernier téléfilm produit et diffusé par la BBC.
S'il a existé donc de très nombreux ouvrages sur le sujet, il est à présent assez difficile de s'en procurer pour la simple raison qu'ils semblent pour la plupart épuisés ou n'ont plus fait l'objet d'une réimpression depuis, pour certains, plus d'un siècle...
Fort heureusement, lorsque l'on se lance sur le sujet, il existe des éditions comme Bibliolife ou Kessinger Reprints pour vous mettre quelque chose sous la dent... Après avoir lu la suite de l'affaire Drood écrite par le traducteur Paul Kinnet en 1956, je me suis frottée ensuite à "John Jasper's secret : sequel to Charles Dickens' Mystery of Edwin Drood" d'Henry Morford et "The murder of Edwin Drood recounted by John Jasper" de Percy T.Carden.
Tout d'abord, intéressons-nous à la traduction de Paul Kinnet, dont la solution est présentée dans la dernière mouture du roman publié chez Archipoche. Si elle demeure fort agréable à la lecture, celle-ci m'a parue quelque peu convenue, et finalement assez frileuse. Pour cet auteur de polar, John Jasper est inévitablement coupable - c'est d'ailleurs un point invariable dans les 3 ouvrages ou analyses dont il sera question dans cet article, à différents degrés. Si la solution n'est pas révolutionnaire, elle paraît assez "expédiée", dans un style si rapide, si concis, si peu dickensien, que l'on n'en garde pas réellement un souvenir grandiose. L'approche de l'auteur ne paraît donc pas dans la droite lignée de l'original, ce que l'on ne peut que déplorer.
Je me permettrai donc de passer rapidement au second livre, écrit par l'américain Henry Morford, sans doute aux alentours de 1871-72. Aux 23 chapitres originaux, l'écrivain en a ajouté 26 ! De quoi réellement combler les frustrations en tout genre des lecteurs, et apaiser les esprits curieux...
Voici donc ce que nous apprend cette véritable sequel, qui demeure pour le moins intéressante et très fidèle à Dickens, tant au niveau du style, riche et complexe, que dans le traitement des personnages et de leur psychologie :
- Helena Landless est probablement le personnage phare de cette suite, puisqu'elle est décrite comme un personnage fort, indépendant et éminemment volontaire. C'est elle qui confondra John Jasper, en trouvant une alliée de poids en la personne de la "Princesse Bouffarde" (Princess Puffer, en anglais), qui craint ou hait le maître de chapelle, sans que le lecteur n'ait originellement jamais su pourquoi. Sous l'emprise d'une drogue, dont Helena a appris les secrets à Ceylan, Jasper avoue son méfait : il a étranglé Edwin Drood et caché son corps dans une ancienne crypte inexplorée de la cathédrale de Cloisterham.
- Datchery-Bazaard : ces deux noms ne sont qu'un seul et même personnage. (Cette idée a d'ailleurs été reprise dans le téléfilm de la BBC) Sorte de détective improvisé, mais de grand talent, il retrouve Edwin Drood, bien vivant. Celui-ci a pu échapper à son meurtrier, en simulant la mort, et s'est enfui de Cloisterham pour l'Egypte.
- Neville Landless : amoureux éconduit de Rosa, il deviendra probablement pasteur, avec le soutien du révérend Crisparkle, après avoir été innocenté du meurtre d'Edwin Drood.
- Rosa Bud : comme l'avait prévu originellement Dickens, cette douce et tendre jeune fille se fiancera à Robert Tartar, le voisin de Mr Grewgious, après avoir échappé à l'enlèvement fomenté par Jasper. Elle demeura finalement un personnage assez naïf et superficiel.
Pour terminer, comment ne pas évoquer John Jasper, qui avoue son crime sous l'emprise de la drogue ; crime dont il n'a consciemment plus aucun souvenir. Sa personnalité est à peine plus évoquée qu'elle ne l'était chez Dickens... Après une tentative d'enlèvement avortée auprès de Rosa, il s'enfonce davantage dans la prise d'opium, et ne quittera quasiment plus ses brumes insondables. La jalousie qu'il éprouve envers Edwin, son amour pour Rosa (qui fait partie intégrante de sa jalousie) : tout cela, le lecteur l'imaginait ou le savait d'avance. Quant à connaître les raisons qui l'ont poussée à devenir un meurtrier, le mystère reste entier.
D'autre part, il semble coupable d'autres crimes, plus anciens, évoqués d'une manière très lapidaire par le personnage de Princess Puffer dans les derniers chapitres. Les raisons de sa haine, très approximatives, très désordonnées - ce personnage étant lui-même sous l'emprise perpétuelle de la drogue - semble sorties d'un délire, dont on peut douter de la réalité même... John Jasper mourra finalement misérablement, comme il aura vécu, esprit pourtant supérieur, qui haïssait l'enfermement et l'isolement de sa vie, emporté dans une ultime et fatale prise d'opium. Il échappera donc à la justice.
Finalement, on continuera à ignorer le fond même de sa vie et de ses motivations. En faire un personnage byronien, archétype du mal et de la débauche, comme on s'est plu à le décrire dans de nombreuses analyses, serait finalement assez réducteur. La folie demeure sans doute sa plus grande énigme, et sa plus grande tragédie. Le lecteur n'en saura jamais plus.
Je ne résiste cependant pas à vous poster un extrait du chapitre tout à fait magnifique "Going elsewhere", où son personnage semble le plus approfondi, et qui évoque la tragédie de son addiction :
"The time has come to him, when of all the blessings of that life which is an aggregated distorsion, the richest is to be found in a single draught of the waters of Lethe. To be-small matter now, for even a short period, no longer himself, no longer any one, no longer anything - to have, for that certain period, neither part nor lot in the world of thought, feeling, sensation, hope, fear, dread, love, hate, revenge, deceit, calculation - to be, indeed, for that period, one of the very weeds that lie noisome and rotting on the bank of the River of Forgetfulness - this has come to be the chief good. And here he has found it, once again, and in different measures, according as the changes in his own system and the developments supplied by the dark wisdom of others, have made succeding stages possible. How magnificently he found that for which he was looking, almost in despair - last time ! How splendidly he sank, almost in a moment, like a stone dropped into the very centre of the dark pool - only making a few pleasant ripples, as he went down, shaping themselves into rosy clouds and fairy forms, to an accompaniment of the most delicious music ; and how he came up again, after a time - with no more effort - weakened a little, certainly, in body, but oh, so refreshed in mind, and ready to grasp, in a moment, what he needed to grasp for the difficult duties of his waking hours !"
Passons à présent à "The murder of
Edwin Drood recounted by John Jasper".
Un titre prometteur, et une
introduction plutôt alléchante. Ce livre court et visiblement
concis augurait de redoutables découvertes.
Ce livre, écrit en 1920 par Percy
Carden, fait partie de ces quelques livres droodistes, encore
disponibles en réimpression, d’après l’édition originale.
Une courte introduction pleine de
mélancolie nous présente John Jasper dans la cellule de sa prison ;
il a été condamné à être pendu pour avoir commis un double
meurtre. Selon ses dires, il se contentera de raconter les faits,
rien que les faits, en se plaçant d’un point de vue extérieur au
récit, comme si lui-même n’en faisait pas partie, afin d’atténuer
l’antipathie du lecteur.
L’intérêt même du livre retombe
donc aussi vite : ce personnage si singulier et qui est demeuré
en 150 ans une des plus grandes énigmes de la littérature
victorienne, va, de ce point de vue peu risqué, si j’ose dire,
certainement le rester.
Car en effet, le livre n’est qu’une
relecture du roman original, en plus bref et plus impersonnel. On
peut être certain d’une chose seulement : John Jasper a
effectivement tué son neveu, avec un parfait sans froid, en ayant
prémédité la chose depuis longtemps. On y discerne peu ses réelles
motivations, comme c’est déjà le cas originellement chez Dickens,
ou encore chez Henry Morford. Le cas Drood, s’il semble résolu
pour sa part, n’aura pas pour autant levé le mystère sur Jasper.
L’opium l’a-t-il rendu fou ? On serait porté à le croire ;
sentiment renforcé par le fait que l’on perçoit nettement dans ce
livre une jalousie manifeste dans tout ce qui touche Edwin. Rosa fait
partie intégrante de cette jalousie, il la convoite comme il
convoite terriblement l’existence d’Edwin. Il a, en résumé,
tout ce que lui n’aura jamais.
Son amour pour Rosa n’est guère plus
développé que chez Dickens : il se limite à une répétition
de la désastreuse demande en mariage qu’il lui fait, et qui ne
réussit qu’à la faire quitter Cloisterham pour Londres, où elle
se réfugie chez Mr Grewgious. Il ne la reverra plus.
Puisqu’il est question de double
assassinat, et qu’il est confirmé au lecteur dès le départ
qu’Edwin Drood est bel et bien mort, l’autre meurtre dont Jasper
devra répondre est celui de Neville Landless, qui meurt en ayant
tenté de confondre Jasper, comme cela est le cas, à quelques
détails près, dans la postface de Paul Kinet, écrite dans les
années 50.
Après avoir lu 3
versions différentes de sequels plutôt anciennes, et qui me laisse
un peu sur ma faim, je peux honnêtement dire être restée fidèle
aux options prises dans le récent téléfilm de la BBC, qui, si elle
a évincé quelques aménagements prévus par l’auteur, et fait
abstraction de quelques personnages (Mr Honeythunder, Robert Tartar),
n’en demeura pas moins la seule sequel qui a réussi à prendre
l’histoire à contre-pied, et qui a su prendre des risques très
grands en ménageant une telle place au personnage de Jasper qui
avait jusque- là été tenu dans l’ombre, et considéré avec tout
simplement quelque embarras. On ne peut décidément pas trouver des
excuses à un meurtrier opiomane, n’est-ce pas ? Gwyneth
Hughes a réussi ce tour de force, et parvient à susciter chez le
spectateur le plus sceptique, un élan de pitié lorsque le
personnage prend conscience de l’horreur de son geste (après
certes une année entière d’occultation totale), et en l’entendant
une dernière fois murmurer sa rédemption avec une résolution si
nette, comme s’il entrevoyait enfin dans la mort, la fin de ses
souffrances.
Freddie Fox, Matthew Rhys et Tamzin Merchant |