17 avril 2024

La recluse de Wimpole Street ou la folle histoire d'Elizabeth Barrett et Robert Browning

 


Bien qu'ils soient peu assez peu connus en francophonie, Elizabeth Barrett et Robert Browning sont deux des poètes de l'ère victorienne les plus fameux et les plus connus d'Angleterre. D'une part parce qu'ils ont bien entendu produit chacun une oeuvre foisonnante et splendide, et d'autre part parce qu'ils ont aussi une histoire commune follement romantique, d'une conclusion plutôt heureuse, quoiqu'elle se présentât à ses prémices plutôt mal.

L'histoire peu commune de la rencontre de ces deux monuments littéraires, si je puis dire, m'avait toujours évoqué quelque chose de vaguement romantique, sans trop m'être attardée sur le sujet. Ce n'est qu'après avoir visionné le film "The Barretts of Wimpole Street", adaptation de 1934 de la pièce éponyme de Rudolf Besier, que je me suis réellement intéressée aux détails.

Fredric March (Robert Browning) et Norma Shearer (Elizabeth Barrett) dans le film de 1934

Et je dois dire, que même si le film (et donc la pièce d'origine) raccourcit nettement les faits, il retranscrit néanmoins leur nature de manière assez fidèle. Le fond est donc tout ce qu'il y a de plus véridique, et c'est par  ce biais que je vais tâcher de résumer cette histoire d'un romantisme échevelé. 

Elizabeth, née en 1806, est l'un des douze enfants d'Edward Moulton-Barrett, un homme d'affaires britannique ayant fait fortune grâce à l'exploitation de plantations de canne à sucre en Jamaïque. Enfant joyeuse, pleine de santé, elle subit une première maladie, dont on ignore l'exacte nature, suite au décès de l'une de ses soeurs, puis de celui de sa mère. Ces chocs successifs, qu'elle peine à surmonter, la laisse abattue et presque impotente. Le décès accidentel de l'un de ses frères adorés quelques années plus tard, dont elle se pense responsable, la laisse presque paralysée. On pense aujourd'hui, au regard de ce qui suivra quelques années plus tard, que son mal était probablement conséquent à des traumatismes psychologiques, mais également au contexte familial pour le moins délétère dans lequel elle vécut une majeure partie de sa vie. 

En effet, Edward Moulton-Barrett, est un homme exigeant et tyrannique, foncièrement religieux, qui entend imposer le célibat à tous ses enfants, pour on ne sait quelle obscure raison. Il maintiendra Elizabeth, l'enfant préférée de la fratrie, dans cet état indolent et malsain, presque paralysée, isolée de tout, véritable recluse dans leur maison de Londres de Wimpole Street. L'oeuvre de Besier, inspirée d'un épisode majeur de la vie d'Elizabeth Barrett, qui a donné naissance à plusieurs adaptations, dont je reparlerai un peu plus loin, insiste particulièrement sur le comportement borderline de ce père autoritaire et intraitable, dont on soupçonne des intentions vraiment abjectes. Tout laisse supposer, quoique nul ne peut réellement l'attester de manière certaine, qu'Edward Moulton-Barrett présentait quelques caractéristiques du syndrome de Münchhausen inversé. Il se plaisait à maintenir sa fille dans un état maladif, l'empêchant de sortir de sa chambre ou même de marcher... Incapable de se révolter, elle restera sous l'emprise de cette cellule familiale, sorte de microcosme nocif jusqu'à presque 40 ans... 

Elizabeth Barrett


A contrario, son père lui permettra toujours d'exercer ses talents de poétesses en la poussant à publier ses écrits, qui rencontreront un grand succès public, ainsi qu'à entretenir de nombreuses correspondances avec ses pairs. C'est par ce biais, d'ailleurs, qu'elle fait la connaissance de Robert Browning. De quelques années son cadet, le poète, déjà fort d'une certaine notoriété, a tout lu d'elle, et elle de lui. Ils ont eu un coup de foudre littéraire réciproque, si l'on peut dire. Pendant des mois, Robert Browning va insister pour la rencontrer, mais elle se refusera à le voir, en raison de "son état". Elle ne souhaite pas paraître diminuée ou malade, face à cet homme qu'elle admire sans vraiment connaître. Leur correspondance va donc se poursuivre un certain temps, mais les lettres d'abord d'aspect amicales, prennent progressivement une toute autre tournure. Les déclarations échevelées de Robert Browning effrayent Elizabeth, qui n'a jamais côtoyé d'autres hommes que ses frères et son père. Même si elle s'en défend, son amour pour lui commence à s'épanouir déjà sûrement, et bien qu'elle soit assez ignorante en la matière, elle n'est pas sotte au point de croire aveuglément en des serments faits sur le papier... Elle demeurera ferme pendant de longs moins encore avant qu'elle ne consente enfin à voir Robert Browning en chair et en os.  Le jour où il accède au 50, Wimpole Street, Elizabeth tergiverse encore, mais cet homme solaire, au caractère tapageur, va venir à bout de ses dernières préventions. C'est le début pour Elizabeth d'une véritable résurrection : elle recommence à marcher, et s'ose à sortir de sa chambre, puis de la maison de son père. En d'autres termes, elle recommence à vivre, sous l'impulsion de cet amour un peu fou que lui porte Browning. Il va, selon ses dires, la sortir du tombeau. Cet état d'esprit est magnifiquement exposé dans ses Sonnets Portugais (Sonnets from the Portuguese), commencés par l'auteure au moment de leur rencontre.

" The face of all the world is changed, I think,
Since first I heard the footsteps of thy soul
Move still, oh, still, beside me, as they stole
Betwixt me and the dreadful outer brink
Of obvious death, where I, who thought to sink,
Was caught up into love, and taught the whole 
Of life in a new rhythm. The cup of dole
God gave for baptism, I am fain to drink,
And praise its sweetness, Sweet, with thee anear.
The names of country, heaven, are changed away
For where thou art or shalt be, there or here ;
And this... this lute and song... loved yesterday,
(The singing angels know) are only dear,
Because thy name moves right in what they say."

(Sonnet VII)
La face du monde a changé, je crois,
Depuis que j'entendis les pas de ton âme
Glisser doucement près de moi, comme
S'ils me dérobaient au terrible gouffre
De la mort, d'où - moi qui pensais sombrer -
Je fus rattrapée par l'amour, et appris
A nouveau la vie. La coupe du sort,
Par Dieu offerte, je la bois volontiers
Et loue sa douceur, toi à mes côtés.
Les noms des pays, des cieux ont changé
Car tu es ou seras, ici ou là ;
Ce luth et cette chanson... aimés hier,
(Le choeur des anges le sait) ne sont plus chers
Que parce que ton nom danse en leurs paroles.

(7ème Sonnet)



Robert Browning vers 1865


Les deux années qui vont suivre seront cependant pour Browning une longue bataille pour parvenir à arracher Elizabeth à sa prison et à l'emprise tentaculaire du père Barrett. Les deux hommes ne s'apprécient guère - on comprend aisément pourquoi - et on peut se demander comment le poète a pu continuer à être autorisé à franchir ne fut-ce que le seuil de leur maison. Il y a fort à parier qu'Edward Barrett ait été intimidé par la notoriété de Browning, et qu'il était trop certain de son influence pour jamais réellement soupçonné que sa fille s'osât à briser sa promesse solennelle de célibat. Ce n'est qu'assez tardivement qu'il s'ingéniera à les séparer, en organisant un déménagement brutal vers la campagne. Ce n'est qu'à la faveur de cet événement qu'Elizabeth, refusant de s'éloigner de Robert, acceptera enfin de l'épouser clandestinement. Il leur faudra ensuite une semaine pour organiser leur fuite de Londres vers l'Italie, qu'Elizabeth rêvait de visiter. C'est de nuit, accompagnée de sa bonne et de son fidèle épagneul Flush, qu'elle quitte le 50, Wimpole Street, pour ne plus jamais y revenir. Elle ne reverra d'ailleurs jamais son père. De leur côté, les enfants Barrett, pourtant tous dans la trentaine, se sont pliés à la volonté du patriarche, en n'entrant plus jamais en contact avec leur soeur. 

Elizabeth Browning et son fils Pen.

Elizabeth Barrett, devenue Elizabeth Browning, continuera donc à filer le parfait amour avec son mari en Italie, où elle continuera à écrire à publier des poèmes. Le bonheur conjugal, loin de la brider, lui insufflera une inspiration telle qu'il deviendra le centre de toutes ses oeuvres postérieures. C'est d'ailleurs sur les insistances de son mari qu'elle consentira à publier les Sonnets Portugais, qui dira-t-il "sont les sonnets les plus remarquables écrits depuis Shakespeare". Elle écrira également Aurora Leigh, son roman en vers le plus emblématique, dans lequel elle revendique son indépendance d'esprit, en faisant montre d'un contexte féministe très en avance sur son temps, mais présentant également l'amour comme l'élément salvateur absolu. Elle qui avait toujours craint de ne jamais être mère, elle finira par donner naissance à un fils en 1849, Robert Wiedemann Barrett-Browning, plus connu sous le nom de Pen Browning, qui quelques années plus tard, deviendra artiste peintre et sculpteur. On lui doit notamment plusieurs portraits de son père, qui de son côté, était devenu l'un des poètes les plus fameux d'Angleterre, à l'égal d'Alfred Tennyson. 
   
Portrait de Robert Browning par son fils, Pen Barrett-Browning (1885)

La santé probablement altérée par les années d'isolement et de mauvais traitement subis dans sa jeunesse, Elizabeth meurt précocement à l'âge de 55 ans, dans leur maison florentine, dans les bras de cet époux follement aimé. 

*

Comme je le disais un peu plus haut, cette histoire a donc été transcrite en pièce, par Rudolf Besier, puis adaptée en films à deux reprises, une première fois en 1934 dont il est question plus haut (avec Charles Laughton, Norma Shearer et Fredric March), et une seconde fois en 1957 (avec John Gielgud et Jennifer Jones), et enfin en téléfilm pour la BBC en 1982, avec le merveilleux Jeremy Brett dans le rôle du tonitruant Browning... Cette adaptation de la pièce est une merveille... A vrai dire, c'est celle qui permet le mieux de comprendre comment une intellectuelle recluse de 38 ans, complètement sous l'emprise d'un père aux principes douteux, finit par reprendre goût à la vie en l'espace de quelques jours, presque de quelques heures. Les façons de Brett, enthousiastes, un peu folles et désordonnées, emportent tout sur leur passage. Ce n'est pas un romantique pleurnicheur, ni un amoureux transis pétris d'idéaux naïfs, et je pense que c'est pour cette raison qu'il apparaît d'emblée si sympathique. A vrai dire, à l'image d'Elizabeth, campée ici par la douce Jane Lapotaire, même si on se méfie de prime abord quelque peu de ces manières ouvertes, excessives, elles finissent par réduire toutes les réticences à peau de chagrin au bout de dix secondes. Cet homme souriant, si certain et si franc dans ses intentions, est doté d'une telle énergie, qu'elle ne peut que soulever des montagnes. Il a d'ailleurs dû en falloir une certaine dose au véritable Browning pour extraire Elizabeth Barrett de son isolement et de la mainmise de son père...





Ce genre d'histoire fait véritablement figure d'exception dans le paysage littéraire, où les couples sont rares et s'ils existent et durent, finissent pas s'étouffer l'un l'autre, pour de lamentables questions d'égo. L'oeuvre du couple Browning s'est au contraire structurée autour, ou plutôt grâce, à leur affection mutuelle. Leur rencontre les a en quelque sorte définis, sans qu'une jalousie intrinsèque à leur succès respectif ne vienne obscurcir leur bonheur conjugal. De beaux contes comme ceux-là sont suffisamment rares pour être consignés... 



Fredric March (R. Browning) et Norma Shearer (Elizabeth Barrett)
dans l'adaptation de 1934
Via https://fredricmarch.tumblr.com/





"How do I love thee? Let me count the ways.

I love thee to the depth and breadth and height
My soul can reach, when feeling out of sight
For the ends of being and ideal grace.
I love thee to the level of every day’s
Most quiet need, by sun and candle-light.
I love thee freely, as men strive for right.
I love thee purely, as they turn from praise.
I love thee with the passion put to use
In my old griefs, and with my childhood’s faith.
I love thee with a love I seemed to lose
With my lost saints. I love thee with the breath,
Smiles, tears, of all my life; and, if God choose,
I shall but love thee better after death."

Elizabeth Barrett-Browning - Sonnet 43
Songs from the Portuguese 

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