01 avril 2024

Dr Jekyll & Mr Hyde, de Rouben Mamoulian (1931)

 

Le Dr Henry Jekyll, brillant médecin aux principes avant-gardistes, est persuadé qu'il existe en chaque être humain deux centres distincts : celui du bien et celui du mal. Pour peu qu'on musèle l'un, l'autre pourrait aisément être libéré. Il s'agirait alors du mal à l'état pur que l'on pourrait commettre, sans conscience ni remords. Quoique homme rangé et prêt à se marier, Jekyll entreprend de tester sur lui-même la drogue qu'il a conçue et qui est sensée donner accès à la plus sombre partie de son être. Une fois la bride lâchée, il ne parviendra cependant plus à la resserrer...

*** 

Il existe un nombre assez faramineux d'adaptations de ce classique de Robert Louis Stevenson, l'un des tous premiers récits à traiter d'une certaine façon du dédoublement de personnalité. J'ai beau d'ailleurs en avoir vu un certain nombre, de qualité assez variable, il faut reconnaître qu'il y en a assez peu, in fine, qui sortent du lot. Celle dont il est question ici fait clairement partie de ce cercle très restreint des adaptations incontournables. Il est certain qu'elle n'est pas tout à fait fidèle à l'oeuvre de Stevenson - aucune d'ailleurs ne l'est vraiment. Le roman très court de l'auteur écossais, devenu un classique de la littérature fantastique ou d'horreur, permet assez peu une transposition aisée à l'écran. Il a donc fallu, dans tous les cas, en raison de son format fort bref, combler la trame de ce récit pour conférer un certain corps à l'histoire originelle. La version de 1931 de Rouben Mamoulian, produite par la Paramount, ne fait pas figure d'exception. Elle s'inspire d'ailleurs en partie de la précédente et glaçante version muette de 1920, comptant l'iconique John Barrymore au casting, et qui a inventé les deux personnages féminins gravitant autour de Jekyll, personnifiant en quelque sorte les deux pôles de ses questionnements. Cet élément a été ensuite repris dans de très nombreuses adaptations suivantes. 


Fredric March (Dr Henry Jekyll)



Cette version de 1931 est notable pour plusieurs raisons : elle est inventive, visuellement très soignée, à l'image du Dracula de Tod Browning, ou du Svengali d'Archi Mayo, tous deux sortis la même année. La mode était à la tendance expressionniste, foncièrement gothique, dans les productions de cette nature, et dotée d'un esthétisme irréprochable.  Quand je parle d'inventivité, je pense en premier lieu à l'étrange scène d'ouverture du film de Mamoulian, où l'on se trouve visiblement dans la tête d'Henry Jekyll. La caméra se déplace au rythme de Jekyll, qui s'adresse à son majordome, se prépare à sortir, pour finalement faire face à un miroir, où l'on découvre un visage jeune, distingué, mais grave, dans le reflet. A plusieurs reprises, cette technique d'immersion est utilisée au cours du film, notamment au cours de la première transformation en Hyde. Ensuite, la présence de Fredric March, charismatique en diable, et n'hésitant pas à embrasser ce rôle problématique sans se ménager, a sans doute largement contribué au succès de ce film, aussi bien public que critique. Un engagement personnel qui l'a, dit-on, conduit, épuisé, jusqu'à l'hôpital, en raison de l'alternance schizophrénique des personnalités de Hyde et de Jekyll tout au long de ce tournage éreintant. Il n'aura finalement pas volé l'Oscar du meilleur acteur pour ce double rôle... (Il s'agissait d'ailleurs de la première fois dans l'histoire du cinéma qu'un acteur était récompensé dans le cadre de son travail dans un film de genre.)

 




Fredric March assure avec aisance le rôle du médecin investi, digne et plein d'humanité, fiancé aimant et très (trop) empressé, n'hésitant pas à tutoyer des principes contestables, ou à frayer comme qui dirait avec le diable. Il y a en effet quelque chose de faustien dans son laboratoire plein de feu et d'ombres étirées. Les puissances infernales apparaissent bel et bien, mais dans les traits monstrueux que lui renvoie son miroir. Hyde surgit du dedans de cette âme hypocrite comme un animal sauvage. Il en a les manières et même les traits simiesques. On pourrait reprocher les allures que l'on pourrait qualifier d'un peu outrancières, sous le prisme de l'appréciation moderne, de cette représentation de Hyde. Tel le portrait de Dorian Gray, qui vieillit et se couvre de la noirceur de l'âme de son modèle, Hyde a sur le visage et le corps, le fond d'une moitié de l'âme de Jekyll. Il apparaît depuis les premières scènes que le bon docteur a sa part d'ombre, et qu'il résiste assez mal aux tentations charnelles. Hyde s'y complait en y ajoutant la violence, la manipulation, et en martyrisant la pauvre Ivy, jeune chanteuse de cabaret qu'il a rencontré sous les traits de Jekyll. Hyde est un exutoire de toutes les bassesses, de tous les excès, qui conduisent immanquablement au meurtre. Le film, tourné dans la glorieuse époque "pre-code",  présente ces éléments sans aucun détour. La nature des pulsions de Jekyll sont de ce fait, si elles ne sont pas franchement explicites, parfaitement claires.  

Miriam Hopkins dans le rôle d'Ivy.

Chaque plan, chaque détail de ce film apportent leur lot de sous-entendus, à l'image de ces longs plans sur le creuset perpétuellement sur le feu du laboratoire de Jekyll, et qui, dans ses débordements intempestifs traduisent assez bien l'imminence des crises du personnage. Très vite, Jekyll ne maîtrisera plus ces accès, et la bête surgira pour le supplanter complètement. La scène de course-poursuite à travers Londres, puis au coeur de son propre laboratoire, dans lequel il se meut comme un animal acculé, de manière folle, violente et désordonnée, courant en tout sens, escaladant les murs, conclut le film en une véritable apothéose. Quand le personnage finit par s'écrouler, la poitrine transpercée d'une balle, au milieu des débris de verre de ses fioles et de ses alambics, ce sont pourtant bien les traits d'un Jekyll apaisé que l'on voit transparaître, comme si la bête Hyde lui laissait seul assumer dans la mort la responsabilité de ses actes.




Ce film de Rouben Mamoulian, s'il accuse quatre-vingt treize ans d'âge, est toujours considéré aujourd'hui comme l'une des meilleures transpositions à l'écran du récit de Stevenson, sinon la meilleure. Aux interprétations d'une grande modernité s'ajoutent un esthétisme magnifié par ces contrastes d'ombre et de lumière, cette grande liberté de ton si caractéristique aux films de cette époque, ainsi que ces divers niveaux de lectures et d'interprétations. La multiplicité des suggestions et des réflexions qui le parsèment lui donnent une richesse qui a été rarement été égalée depuis dans une adaptation de ce genre. On rêverait d'en voir autant aujourd'hui... 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire