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18 janvier 2021

The Phantom needs your help !

Certains des lecteurs de ce blog connaissent certainement La Cave de Gaston Leroux, petit bar-restaurant-musée de Montmartre, tenu par Véronique Leroux, l'arrière-petite-fille de l'auteur du fameux Fantôme de l'Opéra...


En raison des mesures sanitaires concernant les musées et les restaurants, le lieu se retrouve aujourd'hui menacé de fermeture... Aujourd'hui, Véronique Leroux, ainsi qu'un large cercle d'amoureux de l'auteur et son oeuvre, ont lancé un appel aux dons. 

On peut retrouver ici la cagnotte lancée par la propriétaire.

J'ai personnellement apporté ma petite contribution afin que ce joli lieu, dédié à la mémoire et à l'oeuvre de Gaston Leroux, puisse continuer à vivre ! 

12 mars 2014

Le Mystère de la chambre jaune, de Bruno Podalydès (2002)


Je dois bien l'avouer, c'est un peu grâce aux films de Bruno Podalydès que j'ai repris plusieurs fois la lecture des deux romans. Certains détesteront ces films, d'autres les adoreront. Comme vous vous en douterez, je suis de ceux de la seconde catégorie. Attention, je ne dirai pas qu'ils sont parfaits, mais ils ont, à mon sens, synthétisés merveilleusement l'esprit des deux romans, à savoir, un savant condensé d'intrigue, d'absurde et de tragédie. (Voir les deux articles consacrés aux romans sur ce blog (Le Mystère de la chambre jaune et Le parfum de la dame en noir). Au cinéma, c'est un mariage qui peut gâcher ou dénaturer une oeuvre, la transposition de l'univers leroussien étant de manière générale une entreprise à haut risque. Beaucoup d'adaptations de romans de Gaston Leroux ont vu le jour, y compris du vivant de l'écrivain, mais bien peu ont su réellement retranscrire l'atmosphère unique de ses oeuvres. Les deux films de Podalydès ont, à mon sens, eu le mérite d'y être parvenu assez fidèlement. Il est clair que le scénariste et le réalisateur, soutenus par une pléiade d'acteurs excellents, ont très bien réussi l'audacieux mélange. 

Commençons tout d'abord par le Mystère de la chambre jaune, que je place, en qualité scénaristique légèrement au-dessus du second. Tout d'abord, une esthétique irréprochable, une photo parfaite, lumineuse, poétique. Il y a un charme désuet dans cette adaptation, presque campagnard, loin de l'ambiance "années folles", qu'on a parfois voulu lui donner, à l'instar de l'élégance un peu bling-bling de certaines transpositions lupiniennes.

Rouletabille inspecte la chambre jaune

Ensuite, un casting alléchant, parmi lequel j'avoue également ne pas spécialement apprécier la prestation de Denis Podalydès, manifestement trop âgé pour le rôle du (très) jeune Rouletabille. Comment croire une seule seconde qu'il puisse être le fils de Sabine Azéma...? Soyons sérieux deux secondes. Quant à son jeu, très convenu, un peu monocorde, je le regrette tout autant. Disons qu'il n'était sans doute le choix qui s'imposait pour incarner la figure centrale des deux films (ou plutôt si, dans le sens où être le frère du réalisateur doit pas mal aider...). J'ai adoré cependant sa manière de camper le reporter-détective avec une énergie tout droit sortie des oeuvres de Hergé. La référence au personnage de Tintin est manifeste, notamment au niveau des costumes choisis (casquette, pantalon de golf) et elle passe plutôt bien. Elle rappelle aussi, à qui veut bien le voir et l'entendre, l'éternelle figure juvénile de Rouletabille, esprit génial doté d'une apparence trop jeune et trop impétueuse pour être réellement prise au sérieux.

Pour accompagner le personnage central dans ses pérégrinations intellectuelles, on retrouve Sainclair (incarné ici par Jean-Noël Brouté), l'ami fidèle (plus Milou que Haddock, pour le coup), sorte d'incarnation d'un Dr Watson des premières heures, maladroit et indiscret, drôle sans trop l'avoir voulu, loyal mais par dessus tout courageux quand cela s'avère nécessaire. Reconverti dans ces adaptations en photographe de presse, au lieu de l'avocat désoeuvré inventé par Leroux, et dans lequel l'écrivain s'était manifestement projeté, Sainclair et sa bonhomie enfantine contrebalancent avec habileté la rigueur intellectuelle et la personnalité inaccessible, parfois un peu rigide de Rouletabille.

Denis Podalydès (Rouletabille) et Jean-Noël Brouté (Sainclair)

Face à ces deux personnages agissants, extérieurs au drame survenus au château des Glandiers, on trouve tout d'abord Robert Darzac, "l'éternel fiancé" de Mathilde Stangerson. Principal suspect dans l'agression survenue dans la fameuse chambre jaune, Olivier Gourmet campe un Darzac bien éloigné du portrait parfois quelque peu cinglant que l'auteur a bien voulu en faire. Inoffensif, Darzac brille par une absence d'autorité, et d'amour-propre, qui font de lui le véritable "chien battu" de l'intrigue qui devrait théoriquement s'articuler autour d'une culpabilité toute désignée. Le caractère de Darzac dans le roman, beaucoup plus cinglant et despotique, rendent les conclusions moins aisées que dans l'adaptation, où le parti pour un Darzac innocent est clairement pris dès le départ, faisant paraître en même temps les soupçons de l'inspecteur de la sûreté et du juge d'instruction, comme totalement infondés, les rendant donc délicieusement excentriques. Ce qui confère à l'enquête un doux parfum farfelu qui n'est pas pour déplaire...

Olivier Gourmet (au centre)

J'en viens ensuite à Mathilde Stangerson, la victime des deux agressions survenues une première fois dans la chambre jaune, une seconde fois dans sa chambre de malade. Personnage peu présent dans ce premier volet, Sabine Azéma incarne de manière parfaite ce rôle de femme diaphane, ombre blanche et fantomatique, qui se conforme dans un rôle de victime plutôt atypique, qui n'a rien vu, rien entendu du crime. Mathilde, conforme à l'image de l'héroïne inventée par Leroux, se tait, repousse les interrogatoires avec le juge, et va même jusqu'à sommer Darzac de se laisser accuser à la place d'un autre... En sombrant dans des évanouissements plutôt propices, Mathilde échappe à certaines explications inconvenantes.

Sabine Azéma (Mathilde) et Claude Rich (Le juge De Marquet)
Son rôle est donc délicieusement ambivalent : son isolement de convalescente la préserve de l'agitation du Château, des interrogatoires ; son silence ne se brisera jamais, quand bien même son fiancé se retrouverait injustement accusé. On retrouve, ici, dans cet immuable silence et dans cette attitude dissimulatrice, le statut de femme sous emprise cher à Leroux, qui prépare la venue de son assassin, en même temps qu'elle ne la redoute.

[attention, ce qui suit peut contenir des spoilers]

On ne peut décidément pas évoquer Mathilde, sans en venir en toute logique à Frédéric Larsan, l'emblématique inspecteur de police incarné par Pierre Arditi dans les deux films de Podalydès. Malgré que je sois (très) partiale lorsqu'il est question de Pierre Arditi, qui fait partie de mon panthéon des acteurs français en terme de talent et de charisme, je puis cependant dire d'une manière très honnête qu'il incarne à mon sens un Frédéric Larsan tout droit sorti des pages de Leroux. Quelques acteurs avant lui ont prêté leurs traits, leur voix à ce personnage trouble, sans réellement y parvenir de manière honorable (notons l'incontournable Marcel Herrand des deux films très incertains d'Henri Aisner). Le scénario excellent des deux adaptations de 2002 et 2004 ont merveilleusement rendu justice au personnage, qui avait peut-être jusque là été tout autant galvaudé qu'un Fantôme de l'Opéra ou qu'un Frollo... Alors certes, dans le Mystère de la chambre jaune, nous sommes loin d'un registre confiné au dramatique, et l'acteur s'en est donné à coeur joie, forçant plus que jamais l'ambiguïté tragi-comique du personnage. Penchons-nous quelques instants sur "Le grand Fred" décrit par Leroux. Larsan est un policier d'expérience, doté d'une intelligence redoutable, sans états d'âme apparents, qu'il est très difficile de cerner. Une chose est certaine : cette froideur et cette absence de commisération  pour le sort d'autrui, y compris pour les victimes, inquiètent. A l'image d'un certain Sherlock Holmes, on peut se prendre à l'admirer autant qu'à l'exécrer. Dès les premières lignes et les premières images de l'adaptation du Mystère, Larsan impressionne dans son costume noir, ses manières singulières et ses systèmes d'investigation dont on ne perçoit que d'une manière très floue la pertinence. D'abord, Larsan inquiète, intrigue, tout autant que les agents de la sûreté qui l'escortent, et qui cachent assez mal leur incompétence notoire derrière leurs mines patibulaires.

Pierre Arditi (Frédéric Larsan) - source : www.allocine.fr

A l'arrivée de Rouletabille au domaine des Glandiers, le personnage révèle un visage jusque là imperceptible : Larsan se déride, s'amuse de la jeunesse et de l'impétuosité de Rouletabille. Les deux hommes se connaissent, s'estiment même, et on sent poindre dès les premières instants une compétition naturelle entre les deux personnages ; compétition qui donne rapidement d'excellentes excuses au scénariste pour transposer des scènes du roman, aussi emblématiques qu'absurdes, qui parviennent à inspirer au lecteur et au spectateur toute la dérision et l'humour latent du personnage, qui s'amuse sans doute aussi beaucoup lui-même de l'incongruité de ses raisonnements... Evidemment, le lecteur n'apprendra cela que bien plus tard. Le film a réussi un tour de force majeur en faisant merveilleusement passer cet aspect ambivalent si cher à l'auteur, quitte à en forcer un peu le trait.

Mais venons-en surtout au traitement de la relation Larsan/Mathilde que le scénariste et le réalisateur ont choisi dans leur adaptation... La scène finale, au cours de laquelle Rouletabille dévoile le mystère de la chambre jaune, qui n'était pas celui que l'on croyait, donne à voir non pas une victime et son assassin, mais une femme bouleversée de retrouver un mari qu'elle a fui, mais qu'elle n'a jamais pu se résoudre à oublier. Cette scène de "retrouvailles", traitée dans un flou sensuel charmant, très déroutante parce qu'elle a sans doute le don de faire voler l'entièreté de l'intrigue en éclat, est à mon sens l'une des plus belles réussites du film. Le scénariste a "osé" montré une Mathilde, certes victime, mais pas totalement innocente non plus, une Mathilde qui est partie prenante dans son propre drame, et qui malgré des années d'oubli, ne parvient pas à se raisonner et à repousser l'homme terrible qu'elle a épousé, et qu'elle a aimé. On comprend donc pleinement sa volonté à éterniser ses fiançailles avec Darzac...

Mathilde et... son agresseur... ?
Et puis, c'est sans oublier Joseph Rouletabille dans tout cela, le redresseur de torts, qui assiste et dénoue un drame qui était aussi, et finalement le sien. J'ai beaucoup regretté l'absence visible d'émotion chez Denis Podalydès lorsqu'il fait part à Larsan de ses soupçons. D'orphelin sans origines, le jeune reporter épris de justice et de droiture, se retrouve tout à coup fils de bandit. Le Rouletabille de Leroux, très secoué d'avoir retrouvé ses parents, est plus qu'accablé par cette découverte, même si on ne saura plus tard qu'elle n'était sans doute qu'un accès de fierté mal déguisée.

A suivre : Le Parfum de la dame en noir (2003)

18 janvier 2014

Le Parfum de la dame en noir, de Gaston Leroux

Suite du Mystère de la chambre jaune.

Résumé

Frédéric Larsan, alias Jean Roussel-Ballmeyer, est retrouvé mort dans le naufrage d'un navire. Mathilde Stangerson, après une longue période de convalescence peut donc enfin épouser son fiancé, le professeur en Sorbonne Robert Darzac.  
Sur le route de leur voyage de noces, Mathilde aperçoit furtivement Larsan dans le train qui emmène le couple à Menton. Darzac croit d'abord à une illusion, mais lorsque ce dernier le voit  à son tour sur le quai de la gare, tout semble indiquer que Larsan-Ballmeyer est toujours vivant, et bien décidé à tourmenter Mathilde... Le couple Darzac somme Joseph Rouletabille, qui leur est si bien venu en aide lors du drame du Château des Glandiers, de venir les rejoindre au Château d'Hercule, où ils résident chez des amis. 
Joseph, très alarmé par la "résurrection" de Larsan, se précipite au secours de Mathilde, la troublante Dame en noir.     

***

Avant toute chose, il va être extrêmement difficile dans cet article, d'éviter les révélations introduites à la fin du Mystère de la chambre jaune et dans les premiers chapitres de cette oeuvre, qui est indissociable du premier volume. Si vous voulez donc garder l'entière primeur du secret final de la chambre jaune, je vous inviterai donc à ne pas lire ce qui suit...

Le Parfum de la dame en noir est à mon sens infiniment plus émotionnel, plus dramatique mais aussi plus personnel que le Mystère de la chambre jaune, et qu'on ne peut que l'en apprécier davantage. Le premier volet apparaît tout d'abord comme une intrigue policière, même si l'on finit par percevoir dans les derniers chapitres que l'intrigue n'est pas tout à fait celle que l'on croit, et que le drame se joue ailleurs, dans le temps et dans l'espace. Le Parfum de la dame en noir, retrace, sous couvert d'une intrigue retorse, les destins et les drames croisés de Mathilde et de Joseph Rouletabille, la mère et le fils, la dame en noir et l'orphelin du collège d'Eu. Car là se trouve le noeud gordien du Mystère de la chambre jaune : Joseph Josephin, ou plus simplement Rouletabille, reporter de 18 ans, jeune chien fou et détective de génie, en enquêtant sur le cas de la chambre jaune, s'est retrouvé brutalement face au double mystère de sa naissance et de l'identité de ses parents. Si tout prête à croire à la fin du premier volume, que le héros est au centre d'une révélation fracassante, le lecteur interprète volontiers, le coeur serré, que si Rouletabille a volontairement laissé le temps à Larsan de s'enfuir, et donc d'échapper à la justice, ce n'est pas sans raison. Tout comme l'émotion violente qu'il ressent pour Mathilde Stangerson, dont il a reconnu, à de multiples reprises, le parfum. Le fameux parfum de la mystérieuse dame en noir qui lui rendait visite, voilée, au collège d'Eu.

Dans ce volet, Rouletabille retrouve donc cette mère, demeurée pendant près de vingt ans dans l'ombre, pleurant un enfant perdu, et un mariage honteux, et gardant en elle l'abominable secret de sa jeunesse. Mathilde Stangerson fait singulièrement penser aux femmes-spectres diaphanes de Dickens , hantées par des hontes et des frustrations qui ne sont pas les leurs. Mais à l'image des personnages féminins créés par Leroux, elle est à la fois forte, et profondément vulnérable, capable dans la même minute de surmonter les pires épreuves, ou de sombrer dans une folie délicieusement baroque. Mathilde est une Christine Daaé avec vingt années de plus,  victime d'une emprise dont son esprit ne peut ou ne veut se libérer. Une emprise si puissante qu'elle fera vaciller sa raison, et son coeur. A l'image de Christine, si elle a perdu sa naïveté de femme-enfant, si elle craint le personnage qui la poursuit, n'a-t-elle pas surtout et principalement peur d'elle-même ? Qu'arrivera-t-il si Larsan revient, ce fameux et terrible Larsan, ce mari qu'elle a follement aimé, follement détesté, follement craint ? N'est-ce pas là toute l'ambiguïté perverse des héroïnes leroussiennes ? Leroux n'écrit-il pas que la dame en noir exigera de son fils "qu'il ne touchera pas un cheveu de Larsan" ?

"[Rouletabille] se condamnait au silence. Petite grande âme héroïque, qui avait compris que la Dame en noir qui avait besoin de son secours ne voudrait pas d'un salut acheté au prix de la lutte du fils contre le père !"

Sur le fond, nous ne sommes pas très loin d'Hamlet et de son dévorant complexe d'Oedipe...

Cette délicieuse contradiction de sentiments sera partagée par Rouletabille, qui s'insurge, hait et exècre le criminel qu'est son père, pour ensuite le défendre avec un singulier orgueil. S'il souhaite l'arrêter dans sa folie amoureuse et vengeresse, il n'en est pas encore à le faire par la force. Surtout pas. Il lui ressemble trop, à ce "grand Fred" de la Sûreté, à cet esprit brillant, borné et tapageur, charismatique et retors, pour vouloir et pouvoir totalement lui barrer la route.  

Qui est-il d'ailleurs exactement, ce fameux Frédéric Larsan, récurrent avatar de l'éternelle figure noire leroussienne, personnage toujours réutilisé mais toujours réinventé de l'univers de l'écrivain ?
Il est le Fantôme de l'opéra, le peintre du Coeur cambriolé ; il est à la fois Chéri-bibi et Bénédict Masson ; Frédéric Larsan, c'est le criminel de génie, l'amoureux fou, l'amant éconduit, le narcissique obsessionnel ; celui qui se terre dans l'ombre, ou qui apparaît, formidable, au grand jour. C'est celui qui se dissimule, pour mieux théâtraliser ses apparitions. Il y a du grandiloquent chez Larsan, de l'audace et du génie. Dans le Parfum de la Dame en noir, il est omniprésent mais invisible, il est une menace certaine mais insaisissable. Comme Erik, il apparaît comme un personnage omniscient, tout-puissant, immortel, qui ne pourra être mis en échec que par un être qui sera son égal. Pas son égal, non. Un reflet, un autre lui-même.

"Où l'avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardions Rouletabille ? Ah ! ce profil, dans l'ombre rouge de la nuit commençante, ce front au fond de l'embrasure qui vient ensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue rougir ces murs la sanglante aurore ! Oh ! cette mâchoire dure et volontaire qui s'arrondissait tout à l'heure, douce, un peu amère, mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant, se découpe sur l'écran du soir, mauvaise et menaçante ! Comme Rouletabille ressemble à Larsan ! Comme, en ce moment, il ressemble à son père ! C'est Larsan !"

Face à son fils, il baisse les armes, et démasqué, impuissant, fuit pour mieux répondre à l'inéluctable tragédie des destins leroussiens. De lui, on ne saura réellement rien de plus. Et il disparaîtra, s'effacera, comme Erik, progressivement, du monde des vivants.

Le Parfum de la dame en noir va bien au-delà du cliché du roman populaire ou du roman d'intrigues. Il y a de la profondeur dans cette oeuvre, une poésie rare, qui la rend inoubliable et délicieusement singulière.

Je terminerai enfin par cet extrait qui en dit long sur le contexte du roman :

"Mais enfin ! qu'a donc cette femme de si étonnant pour avoir inspiré des sentiments aussi chevaleresques, aussi criminels à des coeurs d'hommes, pendant de si longues années ?... Eh quoi ! la voilà donc cette femme pour laquelle, policier, on tue ; pour laquelle, sobre, on s'enivre ; et pour laquelle on se fait condamner, innocent ?"

***

A suivre : Le Mystère de la chambre jaune et le Parfum de la dame en noir, de Bruno Podalydès (2003).

        

20 décembre 2013

Le Mystère de la chambre jaune, de Gaston Leroux

Résumé


Un nuit d'octobre 1892, Mathilde Stangerson est violemment agressée, tandis qu'elle dormait dans la chambre jaune attenant au laboratoire de son père. Aux appels désespérés de sa fille, ce dernier se précipite sur l'entrée, verrouillée de l'intérieur, et sur fenêtres demeurées hermétiquement closes. Défonçant la porte, il découvre la jeune femme inanimée, grièvement blessée, mais aucune trace de son assassin. La police et le parquet, dépêchés sur les lieux, ne parviennent à résoudre le mystère qui entoure cette chambre jaune, de laquelle l'agresseur semble s'être envolé. 
Tous les soupçons se tournent vers Robert Darzac, le fiancé de Mathilde, qui semble déterminé à cacher son emploi du temps à la police.
Le jeune reporter Rouletabille, intrigué par l'affaire, est bien décidé à trouver la clé de l'énigme.

*** 

J'ai lu "Le mystère de la chambre jaune" il y a quelques années, au cours de mon marathon leroussien. Je l'ai lu vite, bien trop vite, et de cette savoureuse intrigue policière je n'avais gardé que quelques souvenirs furtifs. Je l'ai donc relu avec plaisir il y a peu, en prenant le temps d'admirer cette fois, l'ingéniosité de la narration, à la fois concise, dans la pure veine journaliste, et d'une dramatisation passionnée qui a fait les belles heures du roman populaire de la fin du XIXe siècle. Ajoutons à cela cet humour gouailleur, la marque de fabrique des oeuvres leroussiennes, dont la désinvolture fait sourire encore aujourd'hui, plus de cent ans après sa création.

Le Mystère de la chambre jaune s'inspire des plus grands romans d'intrigue anglais : à la lecture, on est amenés plus d'une fois à comparer les méthodes d'investigation des personnages imaginés par Gaston Leroux, qu'ils s'agissent de Joseph Rouletabille ou de Frédéric Larsan, à celles inventées par Arthur Conan Doyle. La méthode holmesienne est passée par là, et Gaston Leroux ne prendra pas la peine de le nier, puisque son jeune héros la citera d'ailleurs dans les premiers chapitres (pour la dénigrer ensuite d'ailleurs, mais Maurice Leblanc ne s'en privera pas non plus dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, écrit la même année). D'autre part, le véritable mystère de la chambre jaune trouvera ses racines en Amérique, comme Conan Doyle l'a fait dans Une Etude en Rouge.  
Ensuite, il y a la tentative de meurtre, perpétrée dans une chambre hermétiquement close, aux fenêtres et aux portes verrouillées de l'intérieur, qui ne peut que rappeler le récit du Ruban moucheté, ou encore, Le Double assassinat dans la rue Morgue, d'Edgar Poe, considéré comme l'un des premiers romans d'intrigue. Les "ficelles" du Mystère de la chambre jaune sont donc bien connues, mais à la différence de ses homologues anglais, il n'y a réellement aucune entrée, ni d'ailleurs aucune sortie possibles (ni cheminée, ni trappillon, ni double mur). C'est ce qui fait tout son intérêt, et toute son emblématique singularité. 

L'autre intérêt de ce roman, et non des moindres, est sa riche galerie de personnages, attachants ou détestables, fous ou tendres, honorables ou traîtres, qui ne peuvent que susciter l'attachement du lecteur.

Même si le récit est mené par Sainclair, l'ami avocat de Rouletabille (projection, sans doute, de Leroux lui-même, ancien avocat reconverti dans le journalisme puis dans la littérature), la figure centrale du roman est bien entendu ce jeune reporter de 18 ans à peine (et toujours représenté dans les différentes adaptations avec 15 ans de trop, cela dit en passant), jovial et quelque peu extravaguant, globalement assez sympathique, mais qui possède une très haute opinion de lui-même. Rouletabille aime les défis, et comme Sherlock Holmes avant lui, adore damer le pion à la police, incarné ici par l'éminent inspecteur de la Sûreté, Frédéric Larsan. Rouletabille, malgré son caractère affable, ménage ses effets et adore théâtraliser ses révélations, en cachant la plupart du temps à son plus fidèle ami, les éléments les plus importants de l'intrigue (tiens, cela n'est-il pas sans rappeler ce cher docteur Watson...?).

Frédéric Larsan, seconde grande figure de ce roman, incarne la police toute puissante, respectée et respectable, ingénieuse mais rigide, tour à tour objet d'admiration ou de haine pour le jeune reporter. Larsan et Rouletabille, dès les premières pages, se ressemblent. Se ressemblent trop, peut-être. D'ailleurs, on sentirait presque venir à des lieues à la ronde une crise, un drame, entre ces deux là.  
Ils passent, d'un instant à l'autre de la franche camaraderie à de farouches confrontations. Les deux caractères sont profondément similaires, mais ils n'ont pas, dirons-nous simplement, les mêmes objectifs...
Larsan, malgré son apparition récurrente dans le roman, demeure une énigme, et Leroux le traitera avec autant de mystère et de singularité que les personnages les plus emblématiques de son oeuvre, comme Erik dans le Fantôme de l'Opéra, Chéri-bibi, Bénédict Masson de la Poupée Sanglante, ou encore Patrick, le peintre tragique du Coeur Cambriolé. Frédéric Larsan, fait à mon sens partie de la meilleure production leroussienne en terme de personnalité retorse.  

En effet, car il faut savoir que le mystère de cette fameuse chambre jaune n'est tout simplement pas celui que l'on croit. Il est ailleurs, dans le passé de Mathilde Stangerson, victime d'un mystérieux agresseur dont elle voudra toujours taire le nom. Et là, on retrouve à nouveau un heureux hommage à la littérature anglaise, et particulièrement à La Pierre de Lune, de Wilkie Collins, grand maître du polar victorien...  

Mathilde Stangerson est comme toutes les héroïnes leroussiennes : malgré leur force de caractère, ce sont des femmes sous emprise. Elles sont à la merci de personnages noirs, véritables figures gothiques, dont elle ne peuvent pas - ou ne veulent pas - se défaire. Un terrifiant mélange d'attraction et de répulsion qui sera la marque définitive des créations féminines de l'auteur.
  
L'autre "griffe" leroussienne, est probablement le rappel incessant à l'imbroglio des personnalités de certains protagonistes. Elément qui sera la pierre angulaire du Parfum de la Dame en noir, suite du Mystère de la Chambre jaune, plus émotif peut-être que le premier volet. De plus, si la résolution du drame survenu dans la chambre jaune trouve une explication plausible, il n'en va pas de même pour les autres intrigues "satellites" du roman, qui feront l'objet de résolutions retorses, à l'extrême limite du plausible, dont seul Leroux en a le secret. L'auteur avait une grande fascination pour l'extraodinaire et le sensationnel, deux marques de fabrique des grands romans populaires de la fin du XIXe siècle.

A noter, comme je le disais plus haut, qu'il est absolument indispensable de lire Le Parfum de la Dame en noir, après le Mystère de la Chambre jaune, les deux romans étant profondément indissociables... Si Rouletabille lève le voile sur l'intrigue du premier volume, il met au jour ses propres zones d'ombre, et ses douleurs d'enfant abandonné.

A suivre : Le Mystère de la Chambre jaune et Le Parfum de la Dame en noir, de Bruno Podalydès.

24 septembre 2013

Le Fantôme de l'Opéra, Tomes 1 & 2, BD de Christophe Gaultier




De Christophe Gaultier, d'après l'oeuvre de Gaston Leroux.

Résumé de l'éditeur : "Paris, 1878. Des drames inexpliqués secouent l'opéra Garnier : un machiniste est retrouvé pendu au bout d'une corde et le grand lustre se décroche en pleine représentation. Un mystérieux «fantôme de l'Opéra» hante les lieux, se livrant à un étrange chantage..."

Publié en 2011, le premier tome du Fantôme de l'Opéra de Christophe Gaultier, avait attisé ma curiosité, en raison de l'esthétisme irréprochable du dessin de couverture (ci-dessus à gauche). D'une précision rendant magnifiquement justice à l'architecture extraordinaire de l'Opéra de Paris, une ambiance mêlant habilement baroque et fantastique, le contenu semblait tout à fait prometteur. Je l'avoue, je suis très difficile en matière de BD, et davantage lorsqu'il s'agit de l'adaptation du mythe du Fantôme de l'Opéra, et de l'oeuvre de Gaston Leroux en général, dont les transpositions graphiques s'avèrent souvent maladroites ou d'une naïveté qui ne rend pas toujours justice à l'aspect profondément lugubre des récits de l'auteur.  

Etant restée un peu sur ma faim, après la parution du premier tome, j'ai patienté deux ans avant d'en donner un avis complet, après avoir lu et parcouru avec avidité le tome qui conclut ce diptyque. 
Je dois bien reconnaître que le style graphique n'est pas réellement celui que j'attendais au départ, précis, foisonnant. Quoique riche, il est malgré tout, dans son genre, assez naïf. Les visages sont simples, presque caricaturaux, mais pas approximatifs, et c'est cette simplicité même qui confère, comme par magie, une atmosphère si sombre et si pesante au récit. La transposition, si elle n'est pas parfaite, et si certains éléments peuvent être contestés par les puristes (tiens, pourquoi avoir donc travesti le prénom de Christine en Ingrid ?), n'en demeure pas moins très digne du matériau de base, et Gaston Leroux, si friand de ces visions et ces situations d'épouvante qu'il décrit dans ces romans et nouvelles, ne l'aurait certainement pas reniée... Quant au fantôme, on est très loin du charisme des versions cinématographiques ou scéniques. C'est un personnage horrible, grandiloquent et froid, dont on ne perçoit malheureusement pas assez (ou pas assez à mon goût) la tragédie intérieure. Si Gaston Leroux décrit son visage comme "une horrible tête de mort", Christophe Gaultier l'a pris certainement au mot, et le résultat est tout à fait effrayant. Sous certains aspects, cette version n'est pas sans rappeler le film muet de 1925, avec Lon Chaney, dont on salue toujours, près d'un siècle plus tard, le respect à l'oeuvre originale. On y retrouve la même ambiance si propice aux mystères, aux enlèvements, aux meurtres, transposée merveilleusement dans ces BDs grâce aux couleurs chaudes et sombres qui rappellent si bien les ors et les pourpres de l'Opéra Garnier. 

17 juin 2013

"It was almost inhuman" (Mary Philbin - 1993)

Tous ceux qui sont passés un jour sur ce blog ont pu s'apercevoir de mon adoration pour le Fantôme de l'Opéra et l'oeuvre de Leroux en général. Une adaptation de laquelle je parle peu, mais qui n'en est pas moins un chef d'oeuvre, est probablement la version muette de Rupert Julian de 1925, avec dans les rôles titres Lon Chaney et Mary Philbin (pour un avis sur le film, c'est par ici). En parcourant tumblr il y a quelques temps, je suis tombée sur cet extrait d'interview très émouvante de l'actrice, menée en 1993. Lon Chaney Sr, surnommé à juste titre "the man of thousand faces", était un pionnier en matière de maquillage de cinéma, allant jusqu'à utiliser des procédés assez "barbares". Dans le rôle du Fantôme, en 1925, l'acteur s'était fabriqué une prothèse déformante pour la bouche, et un système de fils invisibles qui lui maintenaient le nez retroussé, qui le faisaient atrocement souffrir mais lui donnant cet aspect assez horrible, qui a marqué durablement les spectateurs...




“When it came time for the famous unmasking scene I did not have to act. What I mean by that is, Mr. Chaney never prepared for me his makeup for the Phantom. I knew it was very horrible and I could see the yellowish color of his skin behind his neck. It was very early in the shooting schedule, since we had to do all of his scenes first because we had other commitments.

He silently came onto the set and took his place at the organ. I later learned that he could not speak because of the makeup around his mouth. Well, all you have to do is look at the picture and you can see my reaction when I first saw what he had done to his face! But it wasn’t just his face. I will never forget the horrible rage that came from his eyes, and the cry that he let out just before he turned around seemed to come from all around the set. Not from him. It was almost inhuman."

(Mary Philbin, 1993). 

26 novembre 2012

I gave you my music ...


Juste pour le plaisir des yeux, l'une des dernières photos officielles de "The Phantom of the Opera - UK Tour 2012-2013", et même temps une présentation des nouveaux décors mis au point dans le cadre de cette tournée. 
Quelle mélancolie dans la pose d'Earl Carpenter et dans l'atmosphère de cette scène (All I ask of you - reprise)... Magnifique...

21 novembre 2012

Dernières lectures...

The D. Case or the Truth about The Mystery of Edwin Drood, de Carlo Fruttero & Franco Lucentini.


Difficile, à vrai dire, de donner un avis circonstancié sur ce livre, aussi intéressant pouvait-il paraître de prime abord, sur ce sujet qui constitue probablement l'un de mes plus grands intérêts du moment. En quelques mots, le cadre de cet ouvrage, oscillant entre fiction et essai littéraire. Une convention "droodienne" organisée à Rome, réunit les plus grands esprits logiques de notre temps : de Sherlock Holmes à Hercule Poirot, en passant Prophiri Petrovitch, tout droit sorti de Crimes & Châtiments. Leur mission : découvrir à travers le récit, les différents indices laissés par Dickens pour parvenir à lever enfin le voile sur le mystère Drood.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce récit m'a passablement ennuyée... Tout d'abord, le contexte de départ, qui m'a paru assez anarchique, et ensuite la structure en elle-même, manquant de surprise et d'originalité. D'une part, le lecteur n'apprendra rien de profondément révolutionnaire sur le sujet, et d'autre part la moitié de ce volumineux ouvrage est presque entièrement consacré à y recopier l'entièreté des chapitres écrits par Dickens, dans le but de structurer une analyse progressive des éléments d'intrigue. Cela m'a semblé d'une inutilité criante, d'autant que lorsque l'on se frotte à ce genre d'ouvrages plutôt pointus, il paraît presque logique que l'on ait pris connaissance au préalable du matériau de base. Le seul réel avantage que j'y ai perçu est de m'être attardée sur un chapitre dont je n'avais à ma lecture de Dickens pas saisi la subtilité. A vrai dire, peut-être n'est-ce là qu'un effet de la relecture, et absolument pas de l'analyse qui le suit, car elle n'y apporte réellement aucun éclairage supplémentaire. Je pense à l'arrivée d'Edwin Drood à Cloisterham, chez son oncle, et à la scène où ils évoquent Rosa autour d'un repas frugal. Il est assez comique - ou inquiétant, c'est à voir - de constater avec quelle énergie John Jasper s'acharne à briser les noix qu'ils partagent tandis que son neveu parle avec légèreté de sa fiancée... On sent poindre un léger énervement chez le maître de chapelle ... ^_^
En tout cas, cela m'a permis de constater à quel point il y avait un second degré désarmant chez Dickens, qui parvient à glisser presque un aspect comique dans les instants où ils y auraient tout lieu de s'inquiéter...
Hélas, j'avoue avec honte n'avoir pas tenu la longueur, vu le peu d'intérêt général et le manque manifeste d'esprit novateur en la matière. 

A l'ombre de la Seiglière, de Michel Blondonnet

Une fois encore, j'avoue avoir abandonné ce livre en cours de route. Je m'essaye rarement à la littérature dite "de terroir", et malgré tout le bien que j'avais pu en entendre de-ci de-là, je ne suis pas parvenue à fixer mon attention sur les problèmes de famille, d'agriculture et de gestion de patrimoine rencontrés par les protagonistes.












Défi à Sherlock Holmes, de Béatrice Nicodème

Roman déniché dans le rayon jeunesse du libraire, je ne savais pas réellement à quoi m'attendre avec ce livre, aux accents immédiatement très respectueux de l'esprit original. Lorsque je repense à cette lecture, avec quelques jours de recul, la première caractéristique qui me vient à l'esprit est bel et bien la vision très académique de Holmes et de Watson présentée par l'auteur, prise dans le sens le plus noble du terme. J'ai probablement aimé ce livre jusqu'au dernier chapitre. L'intrigue est menée tambour battant, jusqu'à une conclusion finale en apothéose qui est très agréable et originale, sans pour autant dénaturer le fond. Au final, je me retrouve désappointée sur un détail, peut-être infime pour certains, mais qui m'a paru plutôt écrasant pour ma part... Détail que je ne dévoilerai pas ici, puisque le livre est nouveau, et qu'il est toujours très désagréable de découvrir des spoilers d'une manière inopinée. Cela dit, j'ai passé un excellent moment à la lecture, avec un seul et unique bémol sur les cinq dernières pages.

Phantom : the novel of his life, de Susan Kay

On pourra dire que j'aurai attendu longtemps avant d'oser entreprendre la lecture de ce livre, considéré par beaucoup d'adorateurs du personnage d'Erik, le fantôme de l'opéra, comme son honorable et géniale "biographie". Cependant, j'avais lu aussi beaucoup d'autres avis, moins enthousiastes ceux-là. Je dois dire, que malgré des premiers chapitres, lacrimaux à souhait, sur l'enfance malheureuse de ce personnage qui fendraient le coeur à n'importe qui, y compris les lecteurs les plus néophytes sur le sujet, je me range décidément plutôt du côté des déçus. Je ressors donc de la lecture de ce roman, pourtant très soigné, plutôt désabusée, voire presque avec un sentiment de trahison, qui me fait mieux comprendre les critiques les plus nuancées que l'on peut en lire. En d'autres termes, ce roman m'a presque dérangée. Erik enfant, au-delà de sa difformité physique - est effrayant. Très ou trop avancé pour son âge, il terrifie sa mère, par ses dons hors du commun. Cela dit, sans faire de la psychologie de supermarché, Susan Kay a réussi un véritable tour de force en parvenant à expliquer l'influence terrible qu'auront les  huit premières années de sa vie sur l'obsession qu'il nourrira plus tard pour Christine, et qui le conduiront d'une manière plus générale, à devenir ce personnage sans demi-mesure, qui ignorera tout de la frontière qui existe entre le bien et le mal. Doté d'une intelligence hors normes, que le reste du monde ne pourra jamais appréhender, il se développe dans son âme une sorte de dédoublement inquiétant : enfant sensible et tendre, il sera méprisé, rejeté, battu, exposé comme un monstre de foire ; il créera un monde régi par des règles qu'il aura établi, mais un monde effondré sur lui-même, asphyxiant, au bord de l'implosion permanente. Le lecteur apprend finalement des choses sur sa vie, sur sa relation aux autres, à sa mère, qu'il aurait peut-être préférer ignorer. Erik est sans conteste un personnage inquiétant, Gaston Leroux l'a suffisamment bien décrit pour qu'on en soit convaincu, cependant, il m'a laissé chez Susan Kay une impression plus sinistre et plus ambigue que son incarnation de héros tragique et frollien originelle. Rappelons simplement l'essentiel : le roman laisse un souvenir très marquant, car il est indéniablement bon. Mais au-delà de la qualité de l'écriture, de la narration, et surtout de la psychologie très aboutie des personnages, l'impression générale demeure celle d'un récit lugubre et délétère. 

26 juillet 2011

Les cages flottantes, de Gaston Leroux


Premières aventures de Chéri-bibi

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Jean Mascard, ou matricule 3216, alias Chéri-bibi. C'est ainsi que se nomme le redouté bandit que la frégate Le Bayard, transporte à son bord sous la plus haute surveillance, jusqu'à Cayenne.

Car en effet, Chéri-bibi est un voleur et un tueur multirécidiviste, un ennemi de l'ordre établi, un dangereux anarchiste.

Malgré qu'il soit enfermé à fond de cales, la révolte gronde, car l'on sait, dans les cages, qu'il prépare son évasion. Soudain, Chéri-bibi disparaît après avoir assassiné ses gardiens. Il n'en faut pas plus à la chiourme pour prendre les armes, et en même temps, le contrôle à bord...

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Voilà encore un personnage incontournable créé par Gaston Leroux en 1913, d'une renommée presque aussi grande que Rouletabille ou le Fantôme de l'Opéra. On retrouve dans ce premier volet des aventures de Chéri-bibi, honnête garçon boucher devenu assassin, tous les éléments qui font la richesse de l'univers de l'écrivain : intrigue efficace nimbée de mystères insondables, des amours contrariées, des meurtres sanglants, le tout mené sous couvert d'un humour gouailleur qui éviterait presque au récit de se prendre trop au sérieux. A l'image de tous les récits du genre (et l'on pense volontiers à la Poupée Sanglante, ou encore à certains récits policiers de la série Rouletabille), Les Aventures de Chéri-bibi, sous ses airs de sympathie forcée, retracent une histoire tragique, comportant dans ses méandres son lot d'horreurs, de mystères et de drame.

Car Jean Mascard, clame son innocence depuis plus de quinze ans. Pour résumer l'improbable récit de ses aventures, nous dirons qu'il s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, à plus d'une reprise. A qui la faute ? Mais à la Fatalitas !

Chéri-bibi est-il seulement d'ailleurs un héros ? On peut raisonnablement se permettre d'en douter. Comme beaucoup de personnages principaux des romans de l'écrivain, le héros n'en est pas réellement un. Chéri-bibi, s'il réclame justice pour des meurtres qu'il n'a pas commis, n'hésite pas à passer par les armes ceux qui se trouvent sur son chemin. En quête de réhabilitation, le personnage n'hésitera pas à commettre (ou à subir, c'est à voir), d'autres atrocités.

Une nouvelle fois, l'auteur utilise un thème cher à son coeur : l'usurpation d'identité, le changement d'apparence, l'utilisation du "masque" sous des formes variables. Il y a une similitude indéniable entre le bagnard Chéri-bibi et Bénédict Masson de la Poupée Sanglante. Tous deux sont victimes d'un acharnement du sort, accusés à tort de plusieurs assassinats, et tous deux désireux ou contraints à un modifier leur apparence. Et les raisons en sont également identiques : la volonté de clamer leur innocence, apaisant par la même leur soif de vengeance, tout en assurant leur rédemption auprès de leur absolu féminin, source inépuisable de leur purification physique et mentale. Il en est ainsi que tous les personnages de Leroux, bien que sous différents aspects. Dans le Parfum de la Dame en noir, Larsan ne prend-il pas l'apparence de Robert Darzac, pour retrouver Mathilde ? Erik ne dissimule-t-il pas sa laideur sous un masque pour séduire une jeune soprano ? Bénédict Masson ne confie-t-il pas sa vie et son âme aux soins d'un Dr Frankenstein moderne, pour mieux se faire aimer de Christine ? Et Chéri-bibi n'accomplit-il pas ce même geste en autorisant un médecin aux méthodes peu orthodoxes, à lui faire revêtir l'apparence de son pire ennemi, afin de conquérir Cécily, son amour de toujours ?

Les personnages des grands romans de Leroux sont donc tous à mon sens une seule et même entité. Ils se ressemblent tant que d'un roman à l'autre, le lecteur peut avoir la singulière impression d'être face à plusieurs variantes du même homme. Cela en est de plus en plus frappant, au fil des lectures.

On leur reconnaît à tous une envie unique et obsédante d'être un autre, par tous les moyens les plus extraordinaires qui puissent être imaginés.

D'autre part, l'auteur ne nie pas une certaine parenté amusante au roman de Victor Hugo Les Misérables, car Chéri-bibi lui même se trouve une relative ressemblance à Jean Valjean, sans compter l'acharnement d'un inspecteur de police nommé Costaud, qui n'est pas sans rappeler celui de Javert. (personnage qui n'apparaît que dans le second volet de la série, Chéri-bibi et Cécily)

Et je terminerai en citant ces propos de Gaston Leroux au sujet de son personnage :

"Ce gigantesque petit bourgeois de Pickwick a fait naître en moi un monstrueux bandit de Chéri-bibi, un brave au fond, lui aussi, mais qui est victime des aventures les plus inattendues ; il ne peut faire un pas dans la rue sans assassiner quelqu'un ! Mettez dans cette machine à assassiner un bon coeur et voyez ce qu'elle peut souffrir ! Comique ! Humour ! et mystère, par-dessus le marché ! Si le lecteur n'était pas content, avouez qu'il serait bien difficile."
Extrait du Catalogue de l'exposition Gaston Leroux, de Rouletabille à Chéri-bibi, édité par la Bibliothèque Nationale de France.

Les aventures de Chéri-bibi ont fait l'objet de plusieurs adaptations, dont une série de 13 épisodes, intitulée La Nouvelle Aurore, scénarisé par Gaston Leroux, et sortie dans les cinémas en 1919.

Une autre adaptation, plus connue, a été réalisée en 1937, et interprétée par Pierre Fresnay. Par la suite, Jean Richard, aura donné son visage au bagnard dans une version de 1955.

Article à suivre : Chéri-bibi et Cécily.

18 juin 2011

Le Spectre, d'Arnold Bennett

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Traduit de l'anglais par Emile Chardome et Pierre Goemaere

Edition Terre de Brume, 183 pages

Première édition : 1907

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Rosetta Rosa est une jeune chanteuse d'opéra, admirée et enviée, qui suscite autant de passions que de jalousies. Elle inspire à Carl Foster, médecin fraîchement diplomé, peu enclin aux mondanités, un amour profond et désintéressé. Cependant, au fil des semaines, Carl pense être suivi et épié par un homme à l'allure sinistre, qui apparaît et disparaît de façon inexplicable, semant catastrophes et morts sur son passage...

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Le résumé de cet étonnant roman, a des allures du Fantôme de l'Opéra, me direz vous...  Et je ne pourrai résolument pas le contredire. Nous sommes ici en présence du même schéma, du même triangle amoureux (la chanteuse ingénue, l'amoureux transis, et le personnage fantasmagorique surgi tout droit de l'ombre), mais les similitudes, aussi troublantes soient-elles, s'arrêtent là. S'il y a d'étranges parallèles entre les deux romans (l'ennemie de la jeune femme, ne s'appelle-t-elle pas Carlotta dans les deux oeuvres... ?), la nature en est bien différente. Le Spectre est en effet, à proporement parlé, un roman fantastique. La présence malfaisante ressentie par le jeune Carl Foster n'a rien de réelle. Même s'il s'avère palpable, celui qui persécute le narrateur est bel et bien un véritable fantôme. Et il n'y a pas lieu de croire que cet état de fait soit une grande révélation de la trame de ce roman. Malheureusement, la nature du personnage, se trouvant tout d'abord dévoilée par le titre de l'oeuvre, est ensuite traitée avec une nature si fantastique, que la pseudo-révélation des derniers chapitres n'en est pas réellement une, et tombe même complètement à plat.
Cela est très dommage, car il y a de nombreuses scènes réussies, dans le sens fantastique du terme. Certaines laissent d'ailleurs une très forte impression (et je pense particulièrement, à la scène de veillée funèbre à la cathédrale de Bruges, qui est un joyau de littérature fantastique, et qui pourtant n'a aucune prétention de style). Autre point négatif de l'oeuvre, c'est le manque d'approfondissement de ce fameux Spectre, dont on ne sait presque rien, puisqu'il apparaît réellement d'une façon très sporadique, et qui n'a d'ailleurs même pas le privilège de prononcer un seul mot...
Je pourrais donc simplement dire qu'il s'agit là d'un ouvrage tout à fait divertissant, sans grande prétention, mais qui vaut néanmoins la peine d'être lu pour les similitudes étranges qu'il présente avec Le Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux.
C'est ce point qui m'a particulièrement interpellée à la lecture, car ce roman n'est jamais mentionné dans les sources d'inpiration du maître feulletoniste français. On cite souvent, à juste titre, Trilby de George du Maurier, ou encore Le Château des Carpathes de Jules Verne, mais jamais Le Spectre, alors que les analogies sont troublantes... Du reste, le Spectre fait lui aussi exception dans l'oeuvre de Bennett, puisque l'auteur était connu pour ses romans réalistes, dont la plupart n'ont pas passé l'épreuve du temps.

Le mystère reste donc entier...

04 mai 2011

The further adventures of Sherlock Holmes : The Angel of the Opera, by Sam Siciliano

The Angel of the Opera

1994 - Réédition Titanbooks mars 2011
306 pages de pur bonheur.

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1890.
Sherlock Holmes, accompagné de son ami et cousin le docteur Henry Vernier, se rend à Paris à la demande des nouveaux directeurs de l'Opéra Garnier, messieurs Richard et Moncharmin.
Des évènements étranges se produisent dans l'ombre des coulisses, tandis que des lettres de menace envoyée par un certain Fantôme se succèdent... Le célèbre détective se voit confié la délicate mission de découvrir le secret qui se cache derrière ce "spectre", qui semble faire sa loi jusque dans les profondeurs les plus insondables de l'édifice.

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Voilà donc une nouvelle fois un pastiche holmesien qui réunit à la fois ces deux personnages de la littérature pour lesquels j'éprouve tant d'admiration. Autant dire immédiatement que je craignais de retrouver un schéma identique à celui utilisé par Nicholas Meyer dans son Sherlock Holmes et le Fantôme de l'Opéra, qui s'était contenté de reprendre la trame du roman de Gaston Leroux, sans y apporter de réelles innovations.
Bien entendu, Sam Siciliano a également greffé son récit sur celui de Leroux, à la fois d'une manière tout à fait respectueuse de l'original, tout en étant délicieusement transgressif. Je m'explique.
Tout d'abord, la principale innovation concerne Sherlock Holmes. Au-delà des apparences véhiculées par un insconscient collectif parfaitement biaisé, l'auteur le présente dans sa version la plus ambivalente possible. Le personnage est fort heureusement dispensé de ces habituelles dérives addictives, ce qui n'est pas pour me déplaire, puisque cet élément je le répète, n'est utilisée que très rarement dans le canon, et qu'il est loin de conditionné son caractère fantasque. On le présente tout d'abord comme ce modèle d'apparente froideur, de logique et d'intelligence implaccables qui sont les fondations essentielles de sa personnalité. Puis ensuite comme un être capable d'une certaine véhémence, considérée comme une extrémité à laquelle le conduit une nature très impétueuse, voire dirais-je presque passionnée. Il ferait presque figure de personnage byronnien, qui se contraint à réfréner perpétuellement sa nature profonde, pour se prémunir d'un environnement destructeur. Ame incomprise, qui se contente de vivre dans une solitude qui le préserve en quelque sorte des sentiments trop personnels. Il n'y a à vrai rien de bien incohérent dans ce postulat, puisque j'ai toujours considéré Sherlock Holmes, non pas comme un personnage romantique puisqu'il m'en paraît loin sur la forme, mais comme une nature passionnée et originale sur le fond. Il est capable d'extrémité, d'accès de très grande humanité, de réelle abnégation, qui paraissent toujours si peu en accord avec ses apparences si rigides. Alors, je crois que l'on peut réellement accepter en tant que lecteur, de voir cet aspect de sa nature se révéler dans le cadre d'un pastiche, à plus forte raison lorsque celui-ci est traité avec la plus grand des considérations.
Ensuite, ce récit se voit également privé de l'habituel Docteur Watson en tant que compagnon et narrateur, ce qui est pout sa part très surprenant. Sans doute l'auteur avait-il besoin d'originalité, mais aussi d'un autre regard, correspondant à son nouveau point de vue de narration concernant Holmes. D'où l'introduction de ce Docteur Vernier, qui malheureusement se voit souvent relégué dans le rôle du faire-valoir. Personnage très sympathique, mais néanmoins fort distrait, ne disposant que de maigres ressources logiques, il ne parvient pas vraiment à s'élever, mais je pourrais trouver comme excuse que ce n'était pas le but réel du roman.
Le volet le plus plaisant évidemment est la fusion littérale de l'univers de Holmes et de celui du Fantôme, ou plus simplement de l'univers leroussien. L'auteur réussit à les faire cohabiter merveilleusement, alors que cela n'apparaît pas si aisé. Alors que l'on pouvait reprocher à Nicholas Meyer de simplement présenter des personnages dans leur plus grande naïveté, Sam Siciliano a pris le parti de les faire paraître sous un jour nouveau, avec leur lot de qualités et de défauts. Ainsi, on retrouvera une Christine Daaé bien éloignée de son image de jeune fille candide aux grands yeux clairs... Elle demeure certes fragile, délicate, mais avec une belle résolution d'âme, qui se trouve dénuée de cette innocence enfantine qu'on lui a trop souvent prêtée. Que diable, elle est chanteuse d'opéra, et plaçant son art au-dessus de tout, elle ne dédaignera pas quelques remarques acerbes à ceux qui méprisent sa voix et sa jeunesse ! Sa nature plus impétueuse, lui fera gagner davantage l'intérêt du lecteur. Mais il se pourrait aussi qu'elle s'égare dans des choix intéressés, en y perdant un peu de sa pureté éthérée.
La transformation la plus surprenante de la trame demeurera celle du Vicomte Raoul de Chagny, qui tout en conservant ses apparences d'amoureux transis, se montre d'un monstrueux égoïsme et d'une immaturité qui a particulièrement tendance à porter sur les nerfs des protagonistes, jusque sur ceux du lecteur. Les adeptes se régaleront de cette appréciation à contre-courant du prince charmant aux sentiments désintéressés... Personnage perpétuellement indécis, animé d'une obstination et de caprices enfantins, il paraît difficile de lui accorder la moindre sympathie. Il est d'ailleurs particulièrement malaisé d'accorder au couple qu'il forme avec Christine le moindre crédit...
Mais venons-en au fantôme, à cet Erik si monstrueux, si fou et si malfaisant que nous a brossé Leroux dans son oeuvre.  Je me suis particulièrement régalée des scènes qui opposent Sherlock Holmes et Erik, auxquelles l'auteur a accordé un soin tout particulier. Il a tempéré d'une part les humeurs fantasques d'Erik et son narcissisme éclatant, par davantage de dérives mélancoliques, et forcé d'autre part l'humanisme d'un détective qui semble avoir tout perdu de son arrogance intellectuelle. A dire vrai, il n'y a pas réellement d'opposition entre les deux hommes, mais bien une sorte d'indicible similitude, qui fait se transformer la traque du monstre, par une réelle main tendue vers le gouffre de l'insondable solitude du traqué. Si cette situation n'est pas incohérente en soi, puisqu'il arrive à Holmes de soustraire certains coupables à la justice (voir par exemple le récit du Pied du Diable). Mais c'est justement à ce moment que le récit dérive, au moment même où l'auteur "lâche" la trame de Leroux.
Afin de ne pas dévoiler la fin de ce pastiche délicieux, je concluerai simplement en disant que la fin n'a pas eu pour moi la même saveur que le reste du récit. Je persiste à penser qu'il y a quelque chose d'incohérent dans cette conclusion trop heureuse. Le Fantôme fait définitivement partie des personnages voués au tragique (voir l'article de Lorinda sur son blog à ce sujet), et l'imaginer avec une fin trop convenue, ce serait l'imaginer perdre de vue son absolu, et tout l'obsessionnel qui s'y trouve lié. Ce serait donc remettre en question sa nature. Et cela, définitivement, il est difficile d'y adhérer.
Mais il demeure néanmoins un livre d'une excellente facture, très original sur son contenu, offrant une vision nouvelle des personnages originaux, sans pour autant les altérer.

30 novembre 2010

Le fantôme de l'opéra : l'hydre au destin faustien

La Mort Rouge par André Castaigne

Le fantôme de l'opéra, c'est avant tout un personnage sorti tout droit de l'imagination foisonnante et débridée de Gaston Leroux, avocat, puis journaliste en cours d'assises, né en 1868. Un écrivain, qui sous des airs tranquilles et un tempérament de bon vivant, a sorti de son âme inspirée une gallerie de personnages les plus troubles et les plus noirs de la littérature populaire.

Gaston Leroux (1868-1927)

On dénombre une quarantaine d'oeuvres, mêlant avec délice les styles policiers, fantastiques et romantiques, non dénués d'un certain humour gouailleur, qui ferait presque d'elles une catégorie à part entière de la littérature française.
Et à l'image de leur auteur, les récits sous couvert de leur appartenance au style populaire et de leur charme typiquement XIXe, n'en demeurent pas moins terriblement lugubres et singulières. Il n'y a pas un récit leroussien qui ne soit marqué par l'errance, la vengeance, en un mot, par le désespoir sous toutes ses formes. Tous les héros, ou devrait-on dire anti-héros de Leroux, (et on exclura évidemment Rouletabille), sont voués à la destruction et à la mort. Ils ont tous un destin commun irrémédiable, et une raison commune pour qu'il s'accomplisse : l'amour. Ou plutôt le rejet d'un amour exacerbé, obsessionnel, cultivé dans un coeur et une âme peu propices à l'y voir s'épanouir sans déviances.

Frédéric Larsan (Le mystère de la chambre jaune et Le parfum de la dame en noir), Bénédict Masson/Gabriel (La poupée sanglante et La machine à assassiner) , Patrick (Le coeur cambriolé), Johnattan Smith (L'homme de la nuit), Chéri-bibi, et bien sûr Erik (Le Fantôme de l'Opéra), on trouve - outre une allitération récurrente dans certains de ces prénoms - des destins aux désespoirs similaires, mais aussi de réelles inadaptations à leur monde et aux morales de leur temps, mises en exergue par leurs identités changeantes voire totalement inexistantes, ou par les diveres dissimulations dont il font preuve, se comportant à l'image des ombres qu'ils sont devenus ou qu'ils semblent vouloir devenir.

Il faudrait des pages entières pour en faire l'analogie, et ce n'est pas mon propos ici. Je me propose en effet de retracer au cours de cet article (sans doute en deux, sinon trois parties), l'évolution du personnage du Fantôme de l'Opéra depuis sa création en 1910, et ses différents visages , plus ou mois à fortement nuancés, à travers l'histoire du cinéma et de la musique, dans ses adaptations les plus notables.

1ère partie : Lon Chaney (1925) : le pionnier.

Lon Chaney dans la fastueuse scène du Bal Masqué...

Lon Chaney . Un pionnier, un monstre sacré, un indétrônable. Gaston Leroux a d'ailleurs eu la chance de voir et d'apprécier cette adaptation du cinéma muet tourné en 1925 par Rupert Julian. Un classique des studios Universal, qui malgré son aspect très antique dans la réalisation, et des interprétations ultra-dramatisées de l'époque, demeure une des meilleures - et la plus fidèle - du roman. Lon Chaney, génie du maquillage, a pour les besoins de ce film, inventé une prothèse plutôt barbare placée à l'intérieur de la bouche, reliée à un système de fils invisibles, lui maintenant le nez et les joues dans cet aspect plutôt terrifiant :

Lon Chaney : the man of a thousand faces

Du reste, on ne peut pas nier l'effet produit chez le spectateur, renforcé par une musique sublime, qui pour sa part, n'a pas pris une ride...
Contrairement au reste du casting, Lon Chaney est sobre. Sobre comme peut l'être le personnage du moins.
Car cet Erik, s'il est littéralement monstreux, passablement dérangé, grandiloquent et d'un égoïsme formidable, peut aussi faire trembler l'émotion. Malgré qu'il possède en lui tous les défauts du monde, il parvient à toucher, à susciter la pitié, comme le Erik du roman réussit à le faire par la plume si unique de Gaston Leroux.
Si le film accuse son âge, Lon Chaney opte pour sa part pour un jeu qui surprend par sa modernité (ses gestes sont appuyés mais restent mesurés, comme le réclame son personnage. C'est une caractéristique que l'on retrouvera dans toutes les adaptations ou presque, mais j'y reviendrai plus tard ), efficace, tragique, qui a saisi l'essentiel et qui demeure une référence absolue en la matière. Il est établi que l'acteur a été et est encore à ce jour le fantôme qui s'est rapproché le mieux de son homologue littéraire.

2ème partie : Claude Rains (1943) : la figure du paternalisme mélancolique

Claude Rains (1943)

Je ne pourrai (malheureusement ?) pas m'attarder beaucoup sur cette interprétation ni sur ce film, à nouveau produit par Universal, pour la simple et bonne raison que je ne l'ai vu qu'une seule fois, et que le souvenir que j'en ai gardé n'est pas particulièrement impérissable...

Claude Rains était un "grand" , j'en juge pour l'avoir vu dans Notorious d'Hitchock ou encore dans The invisible man de 1933, deux films éminement bons, où l'acteur l'est tout autant.

Cette version du Fantôme de 1943 m'a cependant laissée de marbre en raison d'un scénario véritablement aseptisé, qui a passé à la moulinette tous les éléments propres à l'atmosphère fantastique, instaurarant du burlesque là il n'y a pas lieu d'en voir, quitte à ajouter des personnages dont le ridicule n'est même pas à démontrer. Vraiment, on peine à discerner l'idée qui a voulu être développée dans ce scénario plus qu'approximatif et irrespectueux... Certains sous-entendus maladroits, tout comme la pauvreté psychologique des personnages, gâchent tout l'esprit et l'essence même de l'histoire originale. Pour la fidélité, on repassera...

Erique Claudin en flou artistique et la larme à l'oeil, c'est-y pas beau, ça ?

3ème partie : Herbert Lom (1962) : Le fantôme de la Hammer.

Avant toute chose, je vous conseille vivement de consulter le site Children of the Night, dont l'auteur a réalisé une très belle critique de ce film et de son contexte, même si je ne partage pas tout à fait son enthousiasme.

Cette version du mythe est en effet bien singulière, et particulièrement "hammerienne". Par ce qualificatif, j'entends que même si elle paraît inquiétante et lugubre, son contenu, ses interprétations et sa révision de l'histoire originale ne parviennent pas à convaincre. Elle me fait inévitablement penser à la version du Chien des Baskerville, produite par cette même Hammer. Leur ton étrange, voire légèrement "clinique"(d'ailleurs il s'agit là d'une impression très difficile à cerner, qui relève d'une impression purement visuelle, où le vide exprimé par des décors dépouillés et peu naturels, est omniprésente), oscillent perpétuellement entre deux extrêmes tragiques et comiques... En quelque sorte, rien ne paraît vraiment spontané, tout comme le fantôme d'Herbert Lom qui prend des allures absentes, comme si au-delà du corps, son esprit lui aussi n'avait plus de droit à l'expression.

Herbert Lom (1962)

D'autre part, l'amour violent qu'Erik éprouve pour Christine n'existe plus dans cette version. L'interprétation d'Herbert Lom est de ce fait parfaitement cohérente avec l'essence du scénario. Il n'y a pas de place pour la passion, élément essentiel du personnage original, d'une grandiloquence et d'un génie flamboyants.
Le fantôme de la Hammer ne songe qu'à sa musique, et non à Christine, qui ne lui donne que sa voix. Car rappelons enfin que la Christine Daaé de Leroux a donné sa voix, mais aussi son âme, si ce n'est son coeur inconscient à l'Ange de la Musique... Dans le roman, Raoul, en proie à la jalousie, n'interpelle-t-il pas la jeune femme ainsi :

" [...] Si Érik était beau, m’aimeriez-vous, Christine ?


– Malheureux ! pourquoi tenter le destin ?… Pourquoi me demander des choses que je cache au fond de ma conscience comme on cache le péché ? »


Cet aspect apoétisé, dépourvu de romantisme de la version de la Hammer, et l'absence d'ambiguité aussi des sentiments de Christine, sont en grande partie responsable de ma non-adhésion à son contenu et à sa forme.

Hebert Lom


4ème partie : William Finley (1970) - une introduction moderne au mythe faustien.

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Brian de Palma réalise en 1976 The Phantom of Paradise, film introduisant une double nouveauté à la trame originale, à savoir la possibilité d'une transposition contemporaine tout en réalisant un lien direct vers le mythe faustien, par la création du personnage de Swann, sorte de Méphistophélès moderne, se jouant des âmes humaines et les poussant à la déchéance. Si le lien avec le Faust de Goethe a toujours été indéniable dans le roman de Leroux, notamment (et a priori uniquement) par l'omniprésence de l'opéra de Charles Gounod, qui demeure une référence dans toutes les scènes-clés de l'oeuvre, il n'en demeure pas moins plus difficile à percevoir lorsqu'il s'agit de réaliser une quelconque connexion avec le personnage du fantôme. Par son essence même, le roman a exclu cette hypothèse, se résumant à une allégorie strictement musicale. Si Erik est exceptionnel, insaisissable, avec toutes les apparences d'un spectre gothique, il n'en demeure pas moins un homme, avec ses souffrances terriblement humaines, et son destin mortel. Le diable et tous ses pactes n'ont pas leur place dans cette trame réaliste - si l'on peut dire, puisque le fantôme de Leroux, est né damné. Ce qui n'est déjà pas si mal...

A moins que le parallèle ne soit plus facile à établir entre la Marguerite de Goethe/Gounod et la Christine de Leroux, mais j'y reviendrai plus tard.

Du reste, ce film très étrange, à l'atmosphère particulièrement pesante et désabusée, fait du fantôme une âme pure, dont le diable se joue. Ce nouvel élément introduit une dimension fantastique absente de la trame originale, mais qui également ôte une certaine ambivalence au personnage central. Erik, ne l'oublions pas, est un personnage qui appréhende difficilement la frontière qui sépare le bien du mal... Il commettra des crimes au nom de son amour (et de son absolu), en se croyant dans son bon droit. Et malgré tout, le lecteur continuera encore et toujours à le prendre en pitié. Et Gaston Leroux, son créateur, n'écrira-t-il pas d'ailleurs dans son épilogue, sur un ton révolté :

Pauvre malheureux Érik ! Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu’à être quelqu’un comme tout le monde ! Mais il était trop laid ! Et il dut cacher son génie ou faire des tours avec, quand, avec un visage ordinaire, il eût été l’un des plus nobles de la race humaine ! Il avait un cœur à contenir l’empire du monde, et il dut, finalement, se contenter d’une cave."

Le film de Brian de Palma insiste donc à la fois sur la tragédie faustienne de son destin, lui ôtant le poids d'une âme coupable par l'intervention diabolique de Swann.

Si on peut être relativement halluciné par ce film (et ce fut mon cas au premier visionnage), et oppressé par l'ambiance qui frôle parfois le délire massif, on peut en tirer de magnifiques réflexions. Il a également le mérite d'avoir introduit une nouvelle dimension dans l'histoire, qui sera d'ailleurs reprise quelques années plus tard dans la version de Dwight Little (1989).

5ème partie : Maximillian Schell (1983) - le monolithe et l'incohérence


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Après avoir regardé cette version, on est amené à se poser fondamentalement la question suivante : l'histoire a-t-elle seulement encore un rapport avec la trame originale ? La réponse à cette question, tout comme le scénario du film, est assez indéfinissable.
Tout d'abord le postulat de départ des films précédents a été sensiblement repris, à savoir que le personnage central est un musicien sain d'esprit, qui suite à un évènement d'une commune gravité, est horriblement défiguré et se sent animé d'une juste vengeance envers l'humanité toute entière... Jusque là, rien de bien transcendant, ni de bien nouveau, même si cette théorie est déjà très discutable sur le fond, puisqu'Erik n'est-il pas sensé déjà, et depuis longtemps, être maudit par la vie, par les hommes ?
Est-il nécessaire de rappeler que le fantôme de l'opéra est un être depuis toujours isolé, rejeté, et qu'il tient le reste du monde dans un mépris grandissant. C'est alors que l'ingénue Christine apparaît, comme un rêve de pureté ultime, et qu'il la tient hors de ce mépris. Il y a donc une transmutation de l'âme du personnage, qui est de ce fait absente des adaptations qui ont préféré présenté une explication cartésienne de sa malédiction personnelle. Car des explications, il n'y en a pas et c'est là justement tout son malheur (exceptions faites des caractéristiques faustiennes - voir la version suivante).

Mais revenons à Maximillian Schell, éminent et prolifique acteur allemand, qui tente de trouver sa place dans cette adaptation pleine de non-sens. Car le scénario est approximatif, d'une pauvreté affligeante, et que les interprétations sont désespérantes de platitude. On excusera Jane Seymour qui fait ce qu'elle peut, tandis que l'on peut rire sous cape des expressions monocordes de Schell, dont la voix semble sortir d'outre-tombe... Le fantôme ne séduit-il pas Christine par sa voix, ultime expression de son âme immense ? On assiste à une suite d'incohérences sans intérêt, dans lesquels on ne retrouve ni la flamboyance du fantôme, ni la grandiloquance de ses sentiments exacerbés.

Le spectateur passera son chemin...

6ème partie : Robert Englund ou l'Allégorie faustienne : esthétisme et horreur noire (1989)

Erik Destler (Robert Englund)

Voilà une version assurément atypique, de laquelle il convient de se rapprocher avec prudence. Non parce qu'elle ne serait qu'une déplorable et brutale transposition au film de genre, mais parce qu'elle dégage simplement un charme vénéneux auquel on ne souhaiterait peut-être jamais succomber...
Cette adaptation de Dwight Little est diabolique, au sens propre comme au sens figuré. On ne peut que souligner ses nombreuses qualités, qui sont pourtant diamétralement opposées à la trame du roman et peut-être même à son essence, sans pour autant toucher à celle du personnage central. Et c'est justement là que réside sans doute toute sa réussite. Car au-delà d'un scénario diablement original, servis par des interprétations soignées, il y a ce romantisme latent qui touche à la fois à l'horreur et à la mélancolie, sans jamais s'altérer.
Robert Englund (mieux connu pour son rôle de Freddy Krugger), a assurément incarné le personnage le plus terrible de toutes les adaptations existant à ce jour. La malédiction qui le poursuit, et qui le contraint à se complaire dans les crimes d'une violence insoutenable, enveloppe son âme d'un voile plus funeste encore.
Le mythe faustien est délibérément appliqué ici sans aucune fatuité. Le fantôme est Faust. Ni plus, ni moins. Et il en porte la malédiction pérenne.
Car l'aspect sand doute le plus innovateur de cette adaptation, est celui de faire d'Erik un personnage immortel, qui poursuit l'objet de son amour - et de sa folie - à travers des siècles inchangés.
L'éternelle tragédie romantique de ce personnage pourtant animé d'une horreur noire, est d'une constante justesse, malgré les clichés dans lesquels elle aurait pu sombrer. Robert Englund est donc à plus d'un titre surprenant, tout comme Jill Schoelen, qui incarne une Christine nouvelle, tangible face à un fantôme d'une telle noirceur. A la fois charmée et horrifiée par ce pygmalion tout droit sorti des Enfers, son interprétation est en grande partie responsable de l'effet ressenti chez un spectateur qui se voulait incrédule...

Alors, oui, en effet, on est loin de l'essence du personnage original, simple être humain damné par la nature. Mais ce film a mis en exergue sa facette éminement fantastique, telle qu'on la perçoit à l'ouverture du roman. Erik n'est-il pas un spectre qui se fond dans les murs, invisible, insaisissable, donnant toute l'illusion d'un être irréel et fantastique ?

C'est sur ce postulat que repose ce film magistral, servi par une bande originale d'une splendeur à frémir (à noter le solo de violon au cimetière, qui pourrait être "La résurrection de Lazarre" évoqué par Gaston Leroux... En tout cas je me plais à le croire ^_^).

Une adaptation à voir absolument, malgré qu'elle soit déconseillée aux âmes sensibles...

A noter également, un très bel article sur ce film sur le blog de Children of the night

Jill Schoelen

7ème partie : Charles Dance : lorsque l'élégance tutoie la mélancolie (1990)

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Cette adaptation produite en 1990 pour la télévision américaine, s'inspire de la comédie musicale de Yeston et Kopit écrite quelques années auparavant, dont il ne reste à vrai dire que la trame. Cette version a la particularité de se reposer sur un personnage qui demeure de sa première à sa dernière apparition, un modèle absolu de romantisme. Il garde en commun avec son modèle littéraire et ses prédecesseurs ce génie de la musique et de l'art. Il s'en éloigne par une omniprésente mélancolie, et par une retenue, une pudeur qui n'avaient jusqu'à là jamais existé. La folie de ce fantôme s'en trouve donc mesurée, et ses actes de violence sont menés avec une froideur qui ne tolère jamais aucun débordement. Ce fantôme n'a pas d'excès : il vit en marge d'une société qui ne peut tout simplement pas tolérer un esprit animé d'un tel absolu. Il traîne donc son chagrin et sa solitude dans les souterrains insondables d'un opéra, dont il tire les ficelles depuis vingt ans. Il y fait la pluie et le beau temps, avec l'accord tacite du directeur en place. Voilà donc bien une existence menée sans vague, jusqu'à ce que le directeur ne soit remplacé, et qu'une toute jeune femme sans le sou, intègre l'opéra dans l'espoir d'y chanter, avant qu'elle ne se trouve reléguée à la lingerie en raison de la jalousie de la prima donna.
Erik s'interesse à la voix enchanteresse de Christine, et se fait connaître d'elle sans qu'il n'ait à lui faire subir chantages, manipulations ou autres accès de folie... Comment ne pourrait-il pas se faire aimer d'elle, dans de telles conditions, puisque le fantôme joue précisément le rôle d'un ami, d'un bienfaiteur désintéressé ? Le rôle noir est de ce fait pris en charge par La Carlotta (brillamment interprétée par Andra Féréol), et Erik demeure une allégorie parfaite de cet Ange qui déploit ses ailes protectrices autour de la jeune et candide Christine. Il y a une grandeur d'âme chez ce fantôme, que le personnage original possédait chez Leroux, mais qui se trouve ici décuplée sans atermoiements. Après ce panégyrique, on croira peut-être qu'il est tombé dans les abîmes du romantisme larmoyant... Détrompez-vous ! Car la froideur de certains expédients demeure... Et là, c'est toute la finesse du jeu de Charles Dance qu'il faur saluer, dans cette manifeste volonté à se débarasser des gêneurs de manière plutôt expéditive. Le personnage a soigneusement éviter les écueils, et le paradoxe reste donc entier.
Autre point à mentionner est bien évidemment l'utilisation des "véritables" décors, ceux du Palais Garnier de Paris, qui confère une richesse et un esthétisme vibrants à une adaptation qui demeure sans doute l'une des meilleures du genre.

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Voir l'article consacré à ce téléfilm sur le blog : Le fantôme de l'opéra - 1990

8ème partie : David Staller : esthète grandiloquent sur fond de musique mièvre (1991)

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N'étant pas réalisée pour le cinéma ou pour la télévision, cette adaptation ne possède pas de classification nette. Elle a été créée pour la scène en 1991 et n'a bénéficiée que de quelques représentations dans des théâtres américains. Il faut donc reconnaître qu'elle serait littéralement tombée dans l'oubli si un dvd n'avait été édité en 2003.
Ce contexte pour le moins obscur lui confère en quelque sorte un charme particulier, puisque le spectateur ne s'attendant pas à une découverte mémorable, se trouve agréablement surpris par les aspects flamboyants de l'interprétation, et ce malgré un budget visiblement restreint et des orchestrations pour le moins désuettes.
Cette version est d'une simplicité désarmante, tant par l'aspect rudimentaire des décors que par les effets de scène enfantins. C'est donc le jeu des acteurs qui occupent toute la place dans cette production, étonnante à plus d'un titre. On notera des faiblesses ou des surdramatisations chez certains personnages secondaires, peut-être propres à la transposition théâtrale. Néanmoins, c'est l'exaltation de ce fantôme que l'on retiendra avant tout, cette démence grandiloquente, cette passion exacerbée qui ne le quitte que rarement. Et on en revient également à un élément fondamental de la psychologie du personnage original : celui de cette douleur égoïste, qui terrasse toute perception d'une souffrance étrangère. Ingénieux, manipulateur, mythomane, ce fantôme terrifie par ses seules exubérances, ses frénésies, ses démesures.
On regrettera sans doute une conclusion plutôt singulière, qui n'est pourtant pas sans rappeler l'éternelle quête d'absolu faustienne.

9ème partie : Julian Sands : quand Dario Argento s'en mêle (1996)

Julian Sands et Asia Argento

Heureusement qu'une mention au générique nous indique qu'il s'agit d'une adaptation du roman de Gaston Leroux... Heureusement, dis-je, car il n'en reste à vrai dire plus grand-chose. Au risque de m'attirer les foudres des adorateurs d'Argento, je persiste à dire que ce film a quelque chose d'hallucinant. A moins qu'il ne soit passé tout simplement à côté de son sujet. C'est finalement plutôt cet élément qui froisse : que l'on soit baigné dans l'horreur n'a en soi rien de bien surprenant, puisque d'une part le style leroussien s'y prête volontiers, et que d'autre part un film précédent a démontré que cela était possible, et ce avec une certaine maestria (voir l'adaptation de 1989 de Dwight Little). Dès les premières minutes, le spectateur est fixé : ce fantôme-là n'a plus rien de son homologue littéraire. Enfant abandonné dans les égoûts, élevé parmi les rats, il en devient un lui-même (si,si), et en grandissant, cultive une certaine ressemblance avec un chanteur de hard-metal, tout en errant dans les souterrains de l'Opéra, où traîne un nombre assez faramineux de cadavres... (tiens, pourquoi est-ce que je pense tout à coup au Pingouin du Batman de Tim Burton ?) Et tant qu'à faire, il ne porte pas de masque non plus. Et on en vient donc simplement à se demander quelle malédiction pèsera alors sur ce fantôme, contraint à vivre dans l'ombre ? Mais parce qu'il aime les rats, me direz-vous. C'est bien cela : il les aime... vraiment beaucoup. Mais je m'égare. Et il y a de quoi être égaré par ce contexte bizarroïde, en dépit d'un scénario que l'on trouve malgré tout cohérent dans son délire...  Julian Sands, acteur que j'avais pourtant particulièrement apprécié dans A Room with a view de James Ivory, interprète un personnage tout bonnement sans charisme, auquel il est difficile d'apporter le moindre crédit. L'essence même des frustrations du personnage ayant disparu, il n'y a malheureusement plus grande dissertation à faire sur le sujet. C'est finalement ce qu'il y a de plus regrettable.

10ème partie : Gerard Butler : Stranger than you dreamt it (2004)

Come to me, Angel of Music

"Some of you may recall the strange affair of the Phantom of the Opera, a mystery never fully explained..."

Baroque, spectaculaire, étonnante, bizarre, grandiose... les adjectifs se bousculent pour qualifier cette adaptation strictement musicale du roman. Certains la trouveront inécoutable et niaise, et désireront après cinq interminables minutes ne pas en voir ni en entendre davantage. D'autres s'extasieront sur son esthétisme léché, et sur le romantisme pour le moins échevelé de son contexte et de son personnage central. Tout y paraît outrancier, exalté, et délicieusement extravagant. C'est personnellement dans ce sens que je l'ai abordée. (Et je lui dois principalement le fait de m'avoir poussée dans un précipice formidable duquel je n'éprouve aucunement l'envie de sortir...) Peut-être sommes-nous loin de Gaston Leroux sur la forme, puisque celle-ci s'inspire de la comédie musicale du même nom qui fait salle comble tous les soirs dans le West End londonien depuis 25 ans. Mais sur le fond ? Une grande partie des scènes-clés y apparaissent, moyennant quelques transformations qui demeurent cependant cohérentes avec la trame.

Une scène du spectacle : The Music of the Night

Le personnage, quant à lui, a subi une heureuse transmutation, comme cela fut le cas dans la plupart des adaptations précédemment citées. Il serait donc malvenu de lui attribuer un quelconque reproche en la matière. Animé d'un génie flamboyant, d'une quête d'amour et d'absolu qui dégénère en une possessivité maladive et meurtrière, il demeure l'être isolé, damné, dont les exaltations ne tolèrent aucune restriction. Personnage à l'aura à la fois splendide et écrasante, il séduit assurément Christine, autant qu'il ne lui inspire ensuite une peur irrépressible et surnaturelle. Car c'est en ce dernier point, en effet, que le fantôme de cette version (et de la comédie musicale) présente le plus de similitude avec son homologue littéraire. La jeune femme lui confère un statut omniscient : il voit tout, il entend tout, il s'immisce dans ses pensées, à l'image d'une véritable hantise (And he'll always be there, singing song in my head...). Il arrive même à Raoul, tentant pourtant de la raisonner, de lui assurer que tant qu'Erik vivra, ils ne pourront jamais vivre en paix. (Yet while he lives, he will haunt us till we're dead). N'est-il également pas étrange de voir que le vicomte de Chagny, seul personnage à garder un oeil froid et cartésien sur cette affaire, n'en vienne lui aussi à considérer son "rival" comme un spectre malfaisant... ?

Mais, revenons-en à Gerard Butler en particulier, dont l'interprétation est souvent sujette à caution. Soutenu par l'aura magnifique d'un personnage qui a fait ses preuves sur scène, il ne lui restait sans doute qu'à lui donner une voix. Il faut avouer que même si sur les performances vocales, l'acteur manque à l'appel, les paroles parviennent à vivre, et à conserver leur force étonnante, et oserais-je dire, enivrante... Un délicieux charisme s'émane du personnage, qui conserve une relative et apparente froideur, qui intrigue ou qui inquiète. On est donc bien loin de l'humour gouailleur du personnage original, ou même des éclats de rire démentiels qui suivent ses méfaits sur scène, et qui résonnent longtemps, longtemps à nos oreilles... Pas de folie tonitruante, ni d'apothéose dans ses excentricités, ce que l'on peut (ou non) regretter.

Reste une interprétation mesurée, tantôt inquiétante et tantôt troublante, qui ne peut résolument pas laisser indifférent.



Note : Un excellent conseil, si vous passez par le west end, allez voir la comédie musicale, qui est une véritable merveille, pour les yeux, et pour les oreilles. Un spectacle qu'il est tout à fait impossible d'oublier, avec une mention toute particulière à Mr Scott Davies, chanteur à la voix exceptionnelle (actuelle doublure du rôle à Londres) qui m'a paru avoir tout compris du personnage, dans ses moindres nuances.

Scott Davies

11ème partie : Love never dies : beneath a moonless sky (2010)

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En mars 2010, Andrew Lloyd Webber créait l'évènement avec la sortie de sa nouvelle comédie musicale, Phantom : Love never dies.
Au-delà d'un titre désastreux, il y a avant tout la crainte bien légitime que cette oeuvre improbable ne sente quelque peu le réchauffé.
Eh bien, oui, en tant qu'adorateur acharné, on ne peut décidémment même pas tolérer l'existence d'une suite. Le roman de Leroux ne le permet tout simplement pas, et la conclusion de la comédie musicale d'origine donne peu d'espoir aux protagonistes en la matière. Love never dies est justement très librement inspiré du  roman de Frederick Forsyth, The Phantom of Manhattan, fort médiocre dans son style, improbable dans son contenu, et passablement irrespectueux de sa propre source d'inspiration, car dénigrant l'oeuvre de Gaston Leroux point par point dans son épilogue. Il y a déjà là de quoi hurler au scandale. Mais passons. D'autre part, comme l'a expliqué AL Webber, Love never dies est un drame qui fonctionne de manière tout à fait indépendante, c'est-à-dire indépendamment du Phantom. On peut le croire. Ou non. Du moins, on peut le comprendre, dans le sens où tous les personnages se sont passablement transformés. Qui pourrait croire que le fantôme, cet être isolé, rejeté, retiré du monde, et n'éprouvant que mépris pour ses semblables, et finalement cet amoureux éconduit, soit capable de prendre un bateau pour traverser l'Atlantique, pour devenir une sorte d'impitoyable homme d'affaires...? Quelle transmution formidable s'est produite pour parvenir à un résultat aussi radical... ? Le fait cependant qu'il règne à présent en maître sur Coney Island, antre de l'attraction bizarroïde, n'est cependant pas si incohérent pour sa part, si l'on considère que le personnage original a connu ce monde dans sa jeunesse, et on peut y rapprocher sans doute son goût du grandiose, ou de l'illusion. Reste que Coney Island possède à mes yeux beaucoup moins d'attraits que le Palais Garnier...
Ensuite, (attention spoiler) comment peut-on seulement concevoir que les deux personnages principaux soient capables d'avoir conçu un fils ? Présenté comme cela, on pense avoir à faire à une mauvaise fanfiction... Bref, il s'en passe des choses beneath a moonless sky (du nom de la chanson qui raconte cet instant d'égarement)...

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Cet état de fait est le point central de la comédie musicale, et toute l'action se concentre donc sur ce fantôme décomplexé, s'évertuant à récupérer son fils et la femme qu'il n'a jamais cessé d'aimer.
Au-delà de ce scénario pour le moins extravagant, il n'existe pas moins des éléments positifs à cette oeuvre. Tout d'abord, la musique est indéniablement réussie, mélodieuse, entêtante, mais malheureusement aussi parfois d'une outrance qui semble tout droit sortie de la grande tradition américaine.
D'autre part, visuellement, cette comédie musicale est une réussite indéniable. Pour l'avoir vue sur scène il n'y a quelques mois, on reste tout à fait époustouflé par les jeux de lumières, les projections en relief qui vous donne l'impression d'être "happé" jusque sur la scène, les plateaux mobiles qui permettent aux décors de changer ou de donner aux spectateurs un angle de vision différent, ... Bref, on est face à un grandiose insolent ! On ne peut vraiment pas bouder son plaisir... Mais, où donc est la noirceur machiavélique du fantôme ? Où sont ses extravagances, ses accès de rire fiévreux, sa folie grandiloquente, son omniscience surnaturelle ? Tous ces éléments sont absents de Love never dies, et l'on vient presque à se demander s'il était tout à fait nécessaire d'utiliser les personnages originaux... Il n'y a donc malheureusement pas grande dissertation à faire sur ce fantôme, qui en dépit du masque, a perdu toute son essence.

Epilogue

Me voilà arrivée, non sans peine, au bout de cette fastueuse chronologie, qui je l'espère sera non exhaustive.
Il existe en effet d'autres adaptations encore, principalement musicales. Il faut citer l'oeuvre de Ken Hill, crée en 1984, et qui eut un succès relatif jusqu'au début des années 90. Ne connaissant pas ou peu cette adaptation, il serait malaisé d'en dire davantage. On comptera également une adaptation argentine des années 60, une autre brésilienne réalisée en 1991, ou encore un film muet allemand de 1916, sur lesquels il paraît difficile de trouver quelque information. On comptera aussi une improbable version de 2009, intitulée "Angel of Music", dotée d'un scénario pour le moins farfelu, et dont la qualité globale est plus que médiocre.
On notera également l'existence d'un ballet, créé par l'Atlantic Ballet du Canada, sur des musiques de Francis Poulenc, qui est une oeuvre tout à fait honorable et soignée, fort digne d'intérêt, mais quelque peu difficile d'accès pour les néophytes. dont on peut trouver de splendides photographies sur leur site officiel : http://atlanticballet.ca/fr/repertoire/fantome-le-ballet/

On retiendra donc que le cinéma ou le monde musical a produit des splendeurs au même titre que des aberrations sur ce fameux F. de l'O..., personnage avant tout malheureux, incompris, et damné. Mêlant avec délice tous les extrêmes romantiques ou fantastiques, il fait également appel à toute la richesse des mythes passés, dans la perspective d'un absolu ultime auquel il ne parviendra jamais. A la fois Hadès, Charon, Sisyphe ou Faust, spectre, monstre ou humain, il demeurera une figure fascinante, dans ce monde d'ombre et de lumière qu'il porte comme un fardeau.

Et je terminerai cet article en faisant appel à ce passage du  merveilleux épilogue du maître Leroux :

"Pauvre malheureux Érik ! Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu’à être quelqu’un comme tout le monde ! Mais il était trop laid ! Et il dut cacher son génie ou faire des tours avec, quand, avec un visage ordinaire, il eût été l’un des plus nobles de la race humaine ! Il avait un coeur à contenir l’empire du monde, et il dut, finalement, se contenter d’une cave."