29 décembre 2020

Svengali (1931), d'Archie Mayo

 


Film d'Archie Mayo, d'après le roman "Trilby" de George du Maurier.

Avec John Barrymore (Svengali), Marian Marsch (Trilby O'Farrell), Bramwell Fletcher (Billie), Luis Alberni (Gecko),...

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Dans le Paris du XIXe siècle, la jeune et belle Trilby O'Farrell travaille comme modèle dans un atelier d'artistes, où elle fait la connaissance de Billie, un jeune peintre enthousiaste, avec qui elle se fiance rapidement. Atteinte régulièrement de migraines, Trilby consent à ce que le voisin de Billie, un sinistre compositeur et professeur de chant du nom de Svengali, exerce sur elle ses talents d'hypnotiseur. Libérée de ses douleurs, qu'elle a comme "transférées" à Svengali, Trilby peine cependant à redevenir tout à fait elle-même... 

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Le scénario de Svengali est issu d'un roman de George du Maurier - grand-père de Daphné du Maurier -  auteur relativement peu connu hors des frontières de l'Angleterre, mais qui a, de son vivant, rencontré un très joli succès avec ses deux oeuvres majeures, comme Trilby (qui a servi de matériau de base à la présente adaptation) et le très onirique Peter Ibbetson (pour voir l'article sur le film de 1935, c'est par ici). J'ai lu Trilby il y a plusieurs années, rendue curieuse par une information recueillie au fil de mes pérégrinations leroussiennes, mentionnant que ce roman avait servi en quelque sorte d'inspiration au Fantôme de l'Opéra... Il n'en fallait pas plus pour me décider : il y est en effet question de musique, d'un triangle amoureux dramatique entre un brave jeune homme au coeur dévoué et une héroïne évanescente en proie aux attentions malséantes d'un lugubre musicien à la ténébreuse aura... Sur le papier, le roman avait de quoi charmer, cependant, dans mon souvenir, il me semble être restée un peu de marbre à la lecture, car le récit se concentrait principalement sur le jeune couple en pleine tourmente, et assez peu sur la grande figure d'antagoniste, le fameux Svengali dont il est question dans le film d'Archie Mayo.  Ce film de 1931 a le très grand avantage de se concentrer sur ce personnage contestable, et la relation extrêmement ambiguë qu'il entretient avec la jeune Trilby. 



Je me suis intéressée à cette adaptation très récemment, souhaitant me documenter sur la filmographie de John Barrymore (1882-1942), éminent acteur américain  - et grand-père de Drew Barrymore, ça c'était pour le rayon potins 😁 - grand tragédien spécialisé dans le répertoire shakespearien, et comptant un certain nombre de grandes figures littéraires à son palmarès, comme Sherlock Holmes (avec ce physique longiligne et ce visage comme taillé à coups de serpe, on dira que c'était quasiment prédestiné), le double personnage de Jekyll/Hyde, le capitaine Achab de Moby Dick, Don Juan, et j'en passe...  Ce qui m'a toujours marqué chez Barrymore, c'est ce regard, cette aura indescriptible, cette modernité du jeu, extrêmement naturelle et déliée, très éloignée des postures figées de l'époque, encore héritées du cinéma muet. 

John Barrymore (Svengali)
 


Il est clair que cette adaptation du roman Trilby ne serait absolument rien sans le charisme écrasant de Barrymore, et sa capacité assez peu commune à attirer le regard et toute l'attention en quelques secondes de présence à l'écran. Le personnage, qui m'avait paru à la lecture assez terne et détestable, sans véritable envergure, prend dans cette adaptation toute la place qu'il aurait mérité dans le roman. Il était clairement dans l'air du temps, à l'époque de la réalisation de ce film, d'exploiter le registre du fantastique, voire d'horreur, et toutes les grands figures qui y sont liées comme en atteste les productions des studios Universal de cette décennie. 
La réalisation d'Archie Mayo ne dément pas cette tendance, et s'inspire volontairement des visions cauchemardesques des grands classiques du cinéma expressionniste allemand et de leurs mises en abîme. Constituée dans un premier temps de décors dont les proportions sont intentionnellement déformées, de perspectives biaisées, qui mettent très volontiers le spectateur mal à l'aise, la scénographie a été visiblement très influencée par celle du fameux Das Cabinet des Dr Caligari (1920), de Robert Wiene.

Das Cabinet des Doktor Caligari ou l'art de la perspective troublée 


Les décors intentionnellement déformés de Svengali

D'autre part, on ne niera pas non plus des similitudes assez troublantes entre les gros plans sur le visage ou sur le regard de John Barrymore lors des manipulations hypnotiques de Svengali, et les angles de caméra de Tod Browning, braqués sur les yeux perçants de Bela Lugosi, dans le Dracula de la Universal, sorti la même année. 
Cette volonté première d'installer le spectateur dans cette ambiance inquiétante devient assez inégale ensuite, voire à disparaître tout à fait pour revenir à une réalisation plus traditionnelle et à des décors qui le sont tout autant. Il était d'ailleurs tout à fait logique que l'exercice de style en matière visuelle ne se limite qu'à la première partie du film, pour faire ressentir l'emprise naissante de Svengali sur Trilby, et j'ai trouvé cela diablement efficace. L'ambiance délétère s'atténue ensuite progressivement pour se concentrer sur les sentiments des protagonistes, aussi confus et étranges soient-ils.

Svengali hypnotise pour la première fois la jeune Trilby


Comme je l'ai dit plus haut, le film retrace l'histoire d'une emprise : celle qu'un musicien raté, quelque peu frustré dans ses désirs de grandeur, mais doté de dons d'hypnose dépassant l'entendement qu'il exerce sur une jeune femme sans le sou, croisée dans son immeuble et chez laquelle il décèle un don extraordinaire pour le chant (on sent poindre la référence au Fantôme de l'Opéra, là, non ?). Si le personnage de Svengali passe d'abord pour un inoffensif original dont on se gausse, on perçoit cependant presque immédiatement que ses capacités de suggestion ne sont quant à elles, absolument pas inoffensives. Car en effet, si le musicien hypnotise d'abord Tribly pour la soulager d'une migraine, ce n'est pas sans contrepartie, puisque cette manipulation le rend à son tour malade, comme il l'explique à la jeune femme. Ceci change donc profondément la donne sur les motivations qu'il peut avoir : il se sert effectivement de Trilby et de son don pour les modeler à sa guise, mais en sachant pertinemment que cela le tuera presque aussi sûrement à moyenne échéance. L'énergie qu'il met pour la maintenir sous sa coupe l'épuise, sans qu'il souhaite cependant mettre un terme à cette manipulation...  Car ce n'est pas seulement le talent de Trilby qu'il tente de conserver, mais l'illusion d'amour qu'il a façonnée...

"You are so beautiful, my manufactured love", jettera Svengali dans un soupir de dépit

Arrivé à l'ultime limite de sa résistance, Svengali choisit de relâcher l'emprise qu'il a sur Tribly, lui laissant en mourant le choix de retourner aux bras de son ancien fiancé. Le fait que la jeune femme s'éteigne finalement en même temps que lui, en prononçant dans un dernier souffle le nom de son mentor, pose réellement question... Trilby évoque dans ce choix terrible toute l'ambiguïté de ses propres aspirations... 

Trilby, héroïne évanescente, véritable icône leroussienne (Marian Marsch)


On l'aura compris, Svengali se classe définitivement parmi ces quelques perles du cinéma qui s'efface difficilement de la mémoire, surclassant pour une fois largement le roman dont il est inspiré, car se concentrant sur le véritable intérêt de la trame d'origine : le personnage de l'hypnotiseur omniscient, tentaculaire, entraînant dans sa chute, par un désir de grandeur biaisé et malhonnête, une jeune femme qu'il finit par aimer peut-être trop sincèrement pour persister dans sa folie. 


Il est à noter qu'il existe quelques adaptations du roman, ou plutôt des remakes du film de 1931, dont une version de 1954 (dans laquelle on retrouve une apparition éclair d'un très jeune Jeremy Brett), ainsi qu'une version modernisée avec Peter O'Toole et Jodie Foster dans les rôles principaux, datant de 1983, et qui se trouve sur ma pile de films à voir d'urgence... Il existe également une comédie musicale de Frank Wildhorn - dont on ne doute plus du penchant certain pour les personnages aux psychologies très contestables 😁 - datant de 1991, et dont on trouve quelques extraits sur youtube. A suivre...



Affiche de la comédie musicale de Frank Wildhorn (1991)



4 commentaires:

  1. Ah, je me demande toujours comment tu fais pour trouver ces personnages antagonistes si fascinants ! Evidemment, je me souvenais de l'existence de George du Maurier, j'ignorais cependant qu'il avait écrit cet autre roman. L'inspiration qu'il a donnée au Fantôme n'est sans doute pas à démontrer, même si le roman ne garde cela qu'en filigrane. J'ai très peu vu de cinéma noir et blanc (sortie de Carné, des adaptations de Notre-Dame et de la Belle et la Bête) mais il me semble que ces nuances conviennent particulièrement au fantastique et l'horreur de l'époque, de manière à faire ressentir clairement le malaise, le mystère, l'emprise... comme on le voit d'ailleurs très bien sur les images que tu as choisies ! L'histoire a l'air encore une fois fascinante, et j'aime au final beaucoup ces héroïnes leroussiennes, mélange d'innocence, de fascination, sans qu'elles soient forcément dépourvues de caractère. Elles reflètent une candeur et une pureté d'âme qui certes les mènent à des situations tragiques, mais qui témoignent d'une honnêteté et d'une ouverture qu'on aimerait toujours garder. Svengali a l'air bien parti pour rejoindre ces antagonistes à double facettes que tu aimes tant ! Mais lui, il sait lâcher prise à la fin, par véritable amour, ce qui n'est pas si fréquent chez ce type de personnages... un éclat de lumière dans les dernières secondes pour sauver l'obscurité.

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    1. Ahah ! Je me demande aussi parfois comment je fais pour tomber de manière récurrente sur ce genre de personnages, je dois avoir un détecteur intégré quelque part ! :D Il est clair que ce roman louche clairement sur le Fantôme. Ce qui me fait penser d'ailleurs à un autre roman, d'Arnold Bennett cette fois, intitulée en anglais "The Ghost", traduit par "Le Spectre", dont la trame est extrêmement similaire au Fantôme de l'Opéra également, et qui a été écrit en 1907, soit 3 ans avant le roman de Gaston Leroux. Je crois d'ailleurs en avoir fait le chronique quelque part...
      Mais pour en revenir à Svengali, il est vrai que l'interprétation de John Barrymore n'est vraiment pas étrangère à la fascination qu'il exerce. Le personnage n'est pourtant pas bien reluisant au départ, et l'acteur parvient à lui donner, malgré des apparences très difficiles une véritable aura, qui vient chercher le spectateur jusque dans son fauteuil. D'une certaine manière, il me fait beaucoup penser à Lugosi...
      Concernant la manipulation du personnage, on croit comprendre que Svengali n'est pas à son coup d'essai en la matière, mais ce qu'il y a d'intéressant est justement le lien vraiment très particulier qu'il tisse avec Trilby, puisqu'il maintient son influence sur elle pendant des années, tout en sachant que cela est en train de le tuer. Il y a quelque chose de tout à fait ambigu dans leur relation, qui fait beaucoup penser aux héroïnes leroussiennes comme tu le dis : Trilby, en toute conscience, ne parvient pas à quitter Svengali, même dans la mort. C'est d'ailleurs un film qui mérite d'être regardé plus d'une fois pour bien en appréhender toutes les nuances... Et je crois qu'effectivement Svengali est bien parti pour rejoindre le panthéon des vilains jojos... ;)
      Comme tu le soulignes, le noir et blanc se prête tout à fait à un certain type d'ambiance, toute en clair-obscur, et donc aux personnages ou aux histoires ambivalentes, fantastiques ou d'horreur, le tout avec finalement très peu de moyens techniques. Et puis cette esthétique incomparable, magnifique... Les plans sont très soignés, et font parfois figure d'oeuvres d'art à part entière... Il y a de très grands classiques, dont les Carné dont tu parles, pour la France, qui sont tout à fait dans cette veine...

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  2. Je pense qu'à force, on a un détecteur en effet... le mien ne marche pas toujours pour les personnages machiavéliques, en revanche je commence à en avoir qui marche bien pour les personnages LGBT+ xd
    Le Spectre d'Arnold Benett ne me dit rien... tu conseilles de le lire ?
    Heureusement que parfois, certains acteurs parviennent à rendre encore plus fascinants les personnages reluisants, transcendant l'histoire d'origine (Manx, Jasper...) Et je comprends qu'il t'évoque Lugosi, de par l'ambiance clair-obscur, mais aussi pour tous ces mouvements hérités du muet, cet impressionisme. Ces antagonistes d'une époque ont des gestuelles et des approches communes, je suppose. Cela m'intrigue beaucoup pour la relation entre les deux personnages, cette façon dont ils restent liés malgré la mort pour l'un, et l'impossibilité d'oublier pour l'autre. Ces relations en disent beaucoup sur la dualité de l'âme humaine, toutes les contradictions, toutes les complexités...

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    1. Ah oui, on a un détecteur intégré, c'est sûr ! :D
      J'avais fait un article sur le Spectre il y a longtemps par ici : http://litteranet.blogspot.be/2011/06/le-spectre-darnold-bennett.html
      Cependant, je n'en garde pas un souvenir extraordinaire. Il y a énormément de similitudes, même au niveau du nom des personnages, ce qui est assez troublant. Mais j'avais trouvé le personnage beaucoup moins puissant que celui de Leroux...
      Ce que tu dis est tout à fait juste, certains acteurs arrivent à magnifier en quelque sorte leur personnage, par leur simple présence et leur simple jeu. Je crois que ce doit être le propre des grands interprètes aussi... Et c'est très vrai pour les deux personnages que tu cites, grâce à Zachary Quinto et Matthew Rhys. Il ne fait aucun doute que ce sont deux acteurs extraordinaires :) Oui, la relation entre Svengali et Trilby est vraiment très troublante, et elle demande largement un deuxième ou un troisième visionnage pour bien la comprendre. La fin est tellement ambivalente, que je pense qu'on peut l'analyser de plusieurs façons aussi. La qualité majeure de ce film réside dans le fait qu'il est sujet à des interprétations variées, il n'est pas monocorde et les personnages non plus, c'est ce qui fait toute sa richesse ! C'est tellement plaisant de tomber sur ce genre de perles...

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